Gregory Klimov. Berliner Kreml

Un Membre Du Politbüro

"Mon enfant chéri, excuse ma mauvaise écriture. Vois-tu, c'est la grande vieillesse. L'heure du repos a sonné depuis longtemps mais le Seigneur ne m'a pas encore rappelée à Lui. Mes mains tremblent, la plume accroche à tout moment le papier, je suis presque aveugle de l'oeil gauche et l'oeil droit ne vaut pas grand'chose..."

J'examine longuement la feuille sur laquelle sont tracés ces mots et qui a été arrachée sans doute à un de mes cahiers d'études. L'écriture maladroite ressemble à celle d'un enfant. J'ai de la peine à déchiffrer...

"Mon seul éclairage, comme jadis en 1921, vient d'une petite lampe pigeon. On ne me donne le courant électrique que pendant deux heures par jour. J'ai poussé ma table près du fourneau pour avoir un peu moins froid..."

Cette lecture m'est intolérable. Pas d'électricité, pas de charbon! Et ceci au cœur même du bassin du Donetz, le plus riche en charbon de l'Europe. Sans nul doute, les Allemands qui ont froid aujourd'hui maudissent ces officiers soviétiques qui n'en sont pas à un sac de charbon près. Mais il ne vient à l'esprit d'aucun Allemand d'imaginer que dans la lointaine Russie, les parents de ces mêmes officiers ont peut-être plus froid qu'eux encore...

"Pour aller à son travail, ta mère met maintenant les chaus-sures que tu lui as envoyées. Pour la maison, j'ai confectionné des pantoufles avec des torchons. Malheureusement, je ne trouve plus de torchons pour en faire une seconde paire. L'autre jour, ta mère a mis les bas que tu lui as expédiés d'Allemagne. Mais les jeunes femmes regardaient les jambes de ta mère avec une telle insistance que cette dernière ne s'est pas sentie à son aise... Maintenant ta mère a peur d'aller à la poste pour prendre livraison de tes colis. Les bandits surveillent les personnes qui reçoivent quelque chose d'Allemagne, puis ils pénètrent ensuite chez eux, la nuit, pour les tuer et les voler. Et dans la journée des gamins font le guet près de la poste et arrachent les colis des mains de leurs propriétaires..."

Ah, ah, je le vois ce spectacle! Je me souviens de l'usine d'automobiles Molotov à Gorki où je faisais mon stage d'ingénieur. C'est là que j'ai vu pour la première fois en 1940, ces gamins surnommés "artisans", les cadres du jeune prolétariat stalinien. A cette époque, l'industrie soviétique était en difficulté et les conditions de travail étaient si mauvaises que la jeunesse refusait de se laisser embaucher. C'est alors que parut l'Oukaze du Présidium du Soviet Suprême ordonnant la mobilisation de la jeunesse. Des millions d'adolescents âgés de quatorze à dix-sept ans furent enrôlés dans les écoles des usines et de l'artisanat. Ces écoles devaient jouer le rôle de "forges", c'est-à-dire préparer les nouvelles générations de prolétaires staliniens.

Je me souviens encore du réfectoire de l'usine Molotov. Ces gamins artisans se mettaient à table les premiers. On les nourrissait mal, mais quand même un peu mieux que les ouvriers. Et comme ils étaient souvent fils de paysans, ils recevaient des colis de leurs villages. Si bien qu'il laissaient souvent une partie de leur nourriture à leur place... Après les gamins, arrivaient dans le réfectoire les ouvriers qui, sortant de leurs poches des cuillers, se précipitaient sur les tables pour ramasser les restes de leurs jeunes frères prolétaires... A côté de ce réfectoire se trouvait une petite salle d'où s'échappaient les bonnes odeurs d'omelettes et de bacon frit. C'était la salle réservée aux directeurs et aux organisateurs du parti communiste... Peu de temps après un groupe de militaires et de techniciens anglais vint travailler dans l'usine Molotov. Il était chargé de surveiller le montage des chars que nos Alliés envoyaient en URSS. Mais ces hommes, en bons Anglais, vivaient entre eux. Ils ne remarquèrent rien et ne comprirent rien. Et la seule fois que j'eus l'occasion d'en questionner un, il me répondit que son impression était excellente!...

"Maman a réussi à trouver hier au marché une demi-livre de maïs. Je l'ai broyé, et nous nous sommes assurés ainsi de pouvoir manger pendant deux jours du gruau. Si nous avions un peu de beurre, nous serions tout à fait heureuses... Mon cher petit Grégoire, peut-être trouveras-tu une tasse en Allemagne? J'ai brisé la mienne et maintenant je n'ai plus de récipient pour boir le thé. D'autre part, tu enveloppes toujours tes colis dans une très belle toile. Ne t'inquiète pas, nous la conservons et nous en faisons des serviettes... La dernière joie de ma vie est de recevoir tes lettres. Tu es notre seule joie dans ce monde. Soigne toi, mon brave enfant, ménage toi. Ta grand' mère."

C'est avec colère que je regarde l'épaulette dorée qui brille sur mon épaule. Avec haine aussi. Que faire? Je prends un sac et y fourre une dizaine de kilos d'objets de luxe, linge féminin, bas de soie, coupons de laine. Et au milieu du colis je glisse précautionneusement quelques tasses de porcelaine. Que vais-je mettre encore? Je sais bien que ma grand'mère et ma mère vendront au marché noir tout ce que je leur envoie pour acheter du beurre. Et qu'elles resteront vêtues de haillons... Ce soir j'avais l'intention d'aller voir des amis. Cette lettre m'en a enlevé toute envie. Et devant mes yeux, comme malgré moi, se raniment quelques périodes de ma vie.

* * *

1921. J'ai alors à peine quatre ans. Et sur les trottoirs sont assis des enfants de paysans entortillés dans des loques.

Ils tendent la main aux passants mais ces petits moribonds n'ont plus la force de demander du pain.

Et quelques heures plus tard, lorsqu'on revenait sur la même route, on voyait les enfants couchés sur le trottoir, mais ne bougeant plus. Ils étaient morts. Pendant ce temps, on discutait au Kremlin du communisme militaire. La première grande famine avait emporté des millions de vie.

1926. Epoque de la N.E.P... Lorsque mon père me donnait alors dix kopeks, je me sentais riche et capable de satisfaire mes désirs enfantins. Alors, les populations russes étaient assurées d'avoir leur pain quotidien. Et comme je n'avais pas connu la Russie des Tsars, j'ai grandi comme tous les hommes de ma génération avec la conviction que cette époque de la N. E. P. était la vie économique réelle, prospère et normale...

1930. Je suis écolier. Le programme d'étude et le nom même de mon établissement changent tous les trois mois. Mais je n'ai pas beaucoup de temps pour y penser, car je le passe à faire la queue devant les boulangeries. Jour et nuit, des foules y stationnent... Six cents, quelquefois sept cents personnes... Souvent mon numéro d'ordre porte 4 chiffres...

Les gamins de mon âge considéraient l'attente devant les boulangeries comme une sorte de sport. Un camion stoppait à quelques pas de nous, des hommes déchargeaient des miches de pain. Une agitation incroyable s'emparait de la foule, des femmes à demi écrasées hurlaient, des jurons pleuvaient de tous côtés... C'était le moment où je tentais invariablement de m'introduire dans la boulangerie en passant par la fenêtre ou par n'importe quel trou assez grand... Il fallait bien lutter pour le morceau de pain qui manquait au foyer... Et pour nous réchauffer, il ne nous restait plus qu'à courir dans les rues à droite et à gauche... Que pouvaient bien nous faire les radotages de la maîtresse qui nous aurait parlé sans doute de la prise de la Bastille? Pour nous autres, gamins russes, prendre la Bastille, c'était prendre une boulangerie.

1932. La collectivisation stalinienne bat son plein. Dans les rues, ce sont des montagnes de cadavres. Ceux qui sont I encore vivants, se meuvent avec peine, les jambes enflées. La famine est partout. Mon frère aîné, membre du Komsomol est en état d'alerte. Il a reçu un fusil. Et la nuit, avec ses camarades, il monte la garde devant l'église désaffectée transformée en prison. Le soir, à cette prison, sont amenés les ennemis du peuple, les fermiers dépossédés et arrêtés. Le lendemain matin, les portes s'ouvrent et hommes et femmes sont sortis à coups de crosses, puis expédiés vers le nord sibérien... Qui dira le nombre d'être humains morts de faim en ce temps-là... Des millions peut-être...

C'est vers cette époque que les Soviets commencent leur politique de dumping. Pendant qu'au Danemark les cochons sont nourris avec du sucre soviétique acheté à bon marché, en Russie les habitants ne se permettent de consommer qu'un morceau de sucre par semaine avec leur thé... Oui, c'est la famine, mais l'Etat dispose maintenant de fonds nécessaires pour la création d'une industrie lourde...

1939. Pacte d'amitié germano-russe. Des trains de marchandises pleins de blé, de beurre, de sucre, se dirigent en longues files vers la frontière allemande. Mais pour expliquer ce revirement politique, les hommes de la NKVD font courir le bruit que Ribbentrop a apporté avec lui les photos de documents secrets portant les signatures de représentants de quatorze Etats. Tous ces Etats ont offert leur aide à l'Allemagne, si celle-ci attaque la Russie. Il paraît que Hitler a préféré notre amitié...

1941. La guerre! Et la famine prend alors sa forme totale et définitive. Seule nourriture de base réservée à la population: six cents grammes de pain par jour. Mais c'est ce même pain soviétique qui provoquait chez les prisonniers allemands des ulcères à l'intestin ou de la dysenterie et qui les emportait dans la tombe par dizaine de millions. Dans l'usine N645 de constructions aéronautiques, deux petits vieux travaillent, l'un s'appelle Nicanore Ivanovitch, l'autre, Pierre Serguévitch. Tous deux sont des retraités, mais la famine les a obligés à reprendre du travail. Car leurs pensions ne pourraient les faire vivre que trois ou quatre jours par mois. Pourtant, Nicanore Ivanovitch a été dans le temps un ingénieur constructeur réputé, collaborateur un moment des usines Blériot, ami personnel des pionniers de l'aviation russe: Joukovsky, Sikorsky, Piontkovsky...

Arrivés tôt le matin, Nicanore Ivanovitch et Pierre Serguévitch s'installent devant une table dans le coin le plus reculé de la pièce. Ils semblent se barricader comme pour cacher au monde extérieur leurs souvenirs. Puis vers dix heures du matin, Nicanore Ivanovitch sort de sa poche une grosse montre à chaîne d'argent, vestige des grandeurs passées et la met devant lui. Puis, régulièrement, regarde l'heure toutes les cinq minutes pour, un quart d'heure avant la sonnerie, ouvrir avec fracas son tiroir pour y chercher cuillère et fourchette. Les ayant mis dans sa poche, s'assurant que ses godasses tiennent bien aux pieds, il se prépare à soixante-dix ans pour une grande course. Sonnerie. Et le vieux tenant d'une main ses lunettes, se servant de l'autre comme pour mettre en fuite des ennemis imaginaires, fonce vers le réfectoire, où l'attend le menu du jour: tomates encore vertes, assaisonnées d'un peu de vinaigre, et gruau d'avoine bouilli sans une once de matière grasse... Portion suffisante pour un chat, non pour un être humain!

II m'est souvent arrivé alors en Russie de voir des enfants mourant de faim tendre leurs petits bras en murmurant un seul mot: khlieb. Il m'est arrivé de voir des mères épuisées presser en vain leurs seins stériles sans pouvoir donner une goutte de lait à leurs enfants. Mais c'est l'image de Nicanore Ivanovitch et de son vieil ami qui m'est restée gravée dans la mémoire. Je revois encore le vieillard raclant avec sa fourchette le fond de sa gamelle d'aluminium.

Parmi les principaux dirigeants de l'Union Soviétique, le plus gras et le plus repu en ce temps-là est André Jdanov. C'est lui qui remplit alors les fonctions de gouverneur général de Leningrad. Il paraît que les habitants voulaient le mettre en broche... Mais ils avaient sans doute mieux à faire, ils avaient à défendre leur ville. Jamais l'Histoire n'a connu un tel exemple de courage civique. Staline en a tiré tout le parti nécessaire à son prestige personnel puis n'en a plus parlé. Il est vrai que lorsqu'un seul individu meurt, cela provoque un drame, mais lorsque meurent des millions d'hommes, c'est une question de statistiques.

1944. La guerre approche de sa fin. Les marchés de Moscou grouillent de monde. Des femmes maigres et pâles guettent l'acheteur. Le mari a été tué en première ligne; l'enfant est encore affamé. La marchandise en vogue, c'est le tabac de troupe, la Makhorka. On voit du tabac dans des sacs et dans des étuis de masques à gaz! Que sais-je encore? "Holà, citoyen camarade! viens donc m'acheter de quoi rouler une pipe, la vie te semblera plus douce", hurle un cul-de-jatte, la poitrine couverte de décorations. Les hommes de la Milice font semblant de ne pas remarquer ces invalides qui vendent du tabac à tour de bras malgré les Edits qui protègent le monopole de l'Etat. Et si, par hasard, un gardien de l'ordre essaie d'emmener au poste un ancien combattant, c'est une ruée de béquilles et de cannes. Et dans tous les yeux, la colère et la haine... Puis Berlin a capitulé. Et tous les Russes se sont imaginés pendant quelques heures que ça allait être enfin la surabondance de biens.

J'entends encore la voix ironique de mon ami André Kovtoune: "Les théories politiques c'est une chose, la réalité est une autre. Mais que nous donne comme indication la vie actuelle? Les Allemands traversent un sale moment, mais ils puisent leur courage et leur force, dans un passé glorieux et ils ont le droit d'espérer dans l'avenir. Les vaincus! eux...? Laisse-moi rire! Ils peuvent au moins espérer que nous partirons un jour et alors, ils se remettront à vivre de nouveau. Tandis que nous, les vainqueurs, que pouvons-nous espérer?"

Derrière moi, c'est le tic-tac monotone de la pendule. Devant moi, la sombre nuit s'étend sur l'Europe. Je me lève et jette sur ma chambre un regard circulaire. Très loin, là-bas, à l'Est, se trouvent les frontières de ma terre natale. Tout y est silencieux et lourd, comme un cercueil de plomb... Grégoire Pétrovitch Klimov, combattant de première ligne. comme bien d'autres, tu as fait ton devoir... L'heure est venue où il te faut chercher ailleurs l'occasion de servir...


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