Gregory Klimov. Berliner Kreml

Les Ailes De L'esclave

Au début de 1947, Anastase Mikoyan, membre du Politburo, délégué extraordinaire du Conseil des Ministres de l'U.R.S.S. pour les problèmes de l'adaptation économique des Territoires occupés et des Démocraties populaires, fit un long voyage d'inspection à travers toute la zone soviétique de l'Allemagne. De retour à Moscou, Mikoyan conféra avec le maréchal Sokolovsky et avec le camarade Koval, adjoint de ce dernier. Et au cours de cette conférence, les trois hommes étudièrent principalement la mesure prise par l'Administration Militaire pour la création des SAO ce qui, en abrégé, veut dire Sociétés anonymes soviétiques.

L'histoire des SAO est la suivante: A l'automne de 1946, le camarade Koval revient de Moscou porteur d'instructions secrètes. Bientôt des documents mystérieux commencent à faire la navette du secrétariat du camarade Koval à la Direction de l'Industrie et à la Direction des réparations. On commence à parler à voix basse de la "liste des 216" ou parfois de la liste "des 235"... Sur ces listes figurent les entreprises allemandes destinées à passer sous la coupe des SAO. Bientôt, la liste définitive est expédiée à Moscou, puis le décret officiel est publié, créant une direction des SAO en Allemagne.

Et cette direction vient occuper les locaux de l'ancienne Société allemande Axania à Berlin-Weissensee. Treize sociétés anonymes soviétiques, représentant les principales branches de l'industrie, ont ainsi absorbé deux cent cinquante importantes entreprises industrielles de l'Allemagne orientale. D'après les statuts, 51% des actions sont la propriété de l'Etat soviétique, ce qui, en pratique, signifie que toutes les industries-clefs de l'Allemagne occupée deviennent la propriété des Soviets, non pas seulement pour la durée de l'occupation mais pour une période illimitée. A la conférence de Potsdam, Staline avait préconisé énergiquement une décartellisation de l'Allemagne. Et les trusts allemands avaient été déclarés "danger pour toute l'humanité". Mais cette fois, sur l'ordre du même homme, se forme sous nos yeux un trust gigantesque, peut-être le plus important de tout le vieux continent!

Un autre membre du Politburo vient de faire l'inspection en même temps que Mikoyan, c'est Laurent Beria, Ministre de l'Intérieur de l'URSS, chef suprême de la MGB. Lui aussi a conféré longuement avec le maréchal Sokolovsky.

Mais l'un des premiers résultats de la visite de Beria a été une nouvelle vague d'épuration dans le personnel de l'Administration Militaire.

Les uns après les autres, tous les officiers, anciens combattants, quittent le Kremlin berlinois. Et ils sont remplacés par des personnages, qu'au premier coup d'œil, ont reconnaît pour des vrais membres du parti. Pendant la guerre, ces hommes avaient disparu. Ils remontent à la surface et aux postes de commandes. De ce fait, bien des choses ont changé à Karlhorst. Et les plus bavards deviennent silencieux...

Un soir, je suis allé chez le lieutenant-colonel Popov pour m'entendre avec lui au sujet d'un voyage commun à Dresde. Le lieutenant-colonel dans son garage, nettoyait sa voiture. Il me dit que nous serions obligés de nous servir d'une voiture de l'Administration car il n'avait personnellement plus d'essence. Dans un coin du garage,. une rangée de bidons. Je tapais sur l'un du bout de ma botte et au bruit, je sentais qu'il était plein.

– Et tous ces bidons?

– Ça, c'est ma réserve inaliénable! Tu comprends, Klimov, c'est pour faire face à des circonstances imprévisibles. Un homme averti en vaut deux...

Etait-ce pour battre en retraite en cas d'agression américaine? Etait-ce pour faire un voyage d'une toute autre nature? Je n'ai point posé de questions. Mais je sais que personne ne fait des projets d'avenir.

* * *

Dans ce climat de tension, les jours paraissent plus gris et monotones. Je dois prendre en ce moment mon service de vingt-quatre à l'Etat-Major. Ce tour de service vient à peu près une fois par mois. Et les fonctions de l'officier sont les suivantes:

Dans la journée, il se tient dans la salle d'attente du commandant en chef et doit lui servir, en somme, de second aide de camp du maréchal. Pendant la nuit, il demeure dans le bureau personnel du maréchal et remplit alors les fonctions d'aide de camp.

Donc ce soir, à 6 heures, j'occupe comme à l'accoutumée mon poste dans la salle d'attente. Sokolovsky est à Potsdam et la pièce est vide. A 7 heures et demie, l'autre aide de camp s'étant retiré, je suis seul. A minuit, me conformant aux règlements, je pénètre dans le bureau pour prendre place dans le fauteuil même du maréchal devant sa table. II arrive souvent que dans la nuit, retentissent des appels téléphoniques directs du Kremlin. Dans ce cas, il faut enregistrer la communication et transmettre aux supérieurs.

Assis dans le fauteuil de Sokolovsky, je commence à ranger les papiers qui se trouvent devant moi. Un bulletin d'informations tiré à la ronéo attire mon regard. Destinés uniquement aux principaux personnages du régime, ces bulletins sont considérés comme des documents ultra-secrets et chaque numéro porte le nom de son destinataire. Je commence à feuilleter les pages qui portent toutes des annotations faites par Sokolovsky.

Bizarre, le contenu de ce bulletin! C'est un compte rendu très précis de tous les faits sur lesquels la presse soviétique a gardé le silence. Allez dire après cela que les hauts dignitaires du régime commettent quelquefois des erreurs parce qu'on leur cache la vérité! Non! Les chefs soviétiques savent tout... Cette nuit sans sommeil passe rapidement. Et le jour est né dans la salle d'attente du commandant en chef avec un grand va et vient de généraux et d'officiers venus de province, de représentants timides de la nouvelle démocratie allemande. Dans le sanctuaire où je me trouve, on entend ronfler la forge du nouveau régime.

Et tous les détails de cette journée mémorable restent précis dans ma mémoire. A 6 heures du soir, je termine mon service et un ami, l'ingénieur Zykov rentre dans la salle d'attente pour s'entendre avec moi au sujet d'une partie de chasse. Mais la sonnerie du téléphone interrompt notre entretien. Je décroche l'appareil et prononce la formule: "L'officier de service est au bout du fil."

– J'entends la voix de mon grand patron, le camarade Koval:

– Camarade Klimov?

– A vos ordres.

– Venez me voir, s'il vous plaît, pour un instant. Koval vient me relancer jusque dans les bureaux du maréchal? Il y a donc urgence. Dès que je suis entré, Koval m'interroge.

– Que veut dire cette affaire? Voyez donc le papier que je viens de recevoir!

Je prends le document et lis: "Etant donné que le camarade Grégoire Klimov est un spécialiste de premier ordre dans les problèmes économiques de l'URSS, ordre est donné de le démobiliser et de le libérer de ses fonctions auprès de l'Administration Militaire Soviétique. Il devra être dirigé vers l'Union Soviétique où ses compétences trouveront une nouvelle utilisation."

Je demeure muet et ahuri. Je renifle quelque chose de louche. Lorsqu'il s'agit du rappel d'un ingénieur, les autorités soviétiques tiennent à respecter apparemment des règles de courtoisie. On convoque l'intéressé et on lui joue la comédie pour obtenir un accord de principe. L'ordre écrit de rappel n'intervient qu'après. Mais Koval me demande:

– Vous n'avez pas entrepris des démarches vous-même pour être rappelé à Moscou?

– Non...

J'ai bien du mal à surmonter mon émotion et j'entends comme venant de très loin, la voix de Koval qui, irrité de ne pas avoir été consulté, se perd dans les hypothèses:

– Votre ordre de rappel a été signé par le chef de l'Etat-Major principal en personne et sans qu'il se soit entendu préalablement avec moi...

Cinq minutes plus tard, je frappe à la porte du chef de la section des cadres. Je connaissais bien le colonel Outkine. J'étais certain qu'il devait détenir la clé du mystère. En effet! Me voyant, Outkine s'exclame:

– Alors, mon cher! Toutes mes félicitations, l'heureux mortel qui s'appelle Klimov va de nouveau fouler le sol de sa patrie!

– Camarade colonel, vous connaissez certainement les dessous de cette affaire? De quoi s'agit-il?

Outkine, après avoir hésité quelques instants, me répond:

– La Direction politique est à la source de cette affaire. Soit dit entre nous, je suis fort étonné que vous ayez réussi à vous maintenir ici tout en n'appartenant pas au parti...

Je serre la main du colonel pendant qu'il me donne quelques précieux conseils:

– Si cela vous est nécessaire, Klimov, traînez le plus possible en transmettant vos affaires à votre successeur. Car lorsque vous en aurez terminé, vous serez forcé de regagner l'URSS dans un délai de trois jours. Traînez donc en longueur... Nous fermerons les yeux.

Me voilà maintenant dans les rues désertes de Karlhorst.

Derrière les palissades de bois remuent les branches nues des arbres. Je trouve que cet hiver allemand est mélancolique et humide, sombre et silencieux. Je réponds machinalement au salut militaire d'une silhouette qui glisse près de moi. Je ne me presse pas... J'ai le sentiment que je ne suis pas sur la route habituelle, que je ne rentre pas chez moi, que je ne fais que commencer une nouvelle marche.

D'étranges sentiments m'envahissent. Suis-je désespéré ou heureux? Le vent me rafraîchit le visage... Rentré chez moi, je reste longtemps debout près de ma table, sans me dévêtir. La capote dont je sens le poids répond à mes sentiments: c'est l'appel au voyage! Les mains enfoncées dans les poches, j'arpente la pièce de long en large. Puis la sonnerie du téléphone retentit, je n'y prête aucune attention. La bonne allemande a servi le repas, mais la vue de ces plats me fait horreur. Avec une lucidité extraordinaire, les années de mon enfance et de mon adolescence me reviennent à l'esprit. Je regarde mes bottes qui ont piétiné la terre de Moscou à Berlin. Il est déjà plus de minuit, mais le sommeil me fuit...

* * *

Les jours suivants, sans me hâter, je transmets les affaires de mon service, suivant les conseils du colonel Outkine.

Puis un soir, habillé en civil, je sors du métro sur le Kurfürstendamm, dans le secteur anglais de la capitale. Cette belle avenue me paraît aujourd'hui étrangère et lugubre. Je scrute des yeux les entrées des maisons, tandis que ma main droite tient serré dans la poche un pistolet.

Enfin, je trouve une plaque portant le nom de celui que je cherche. Dans l'escalier monumental, l'obscurité est totale. Et le vent pénètre en sifflant par les fenêtres brisées par les bombardements aériens. Je sonne. Une jolie jeune fille blonde m'ouvre la porte:

– Puis-je voir Herr Dils?

– C'est pour quoi?

– Pour affaire très personnelle!

Quelques minutes après, je pénétrais dans un immense bureau non chauffé. Un Allemand assez âgé, portant des lunettes d'or et tout de noir vêtu, vient à ma rencontre.

– En quoi puis-je vous être utile?

Peut-être, puisqu'il est avocat, pense-t-il que je viens le voir pour une affaire de divorce. Mais pour la première fois de ma vie, je me sens très gêné dans mes rapports avec un Allemand, et je cherche dans ma tête les expressions convenables qui ne viennent pas.

– Ma requête va vous paraître extraordinaire, Herr Doktor?...

– Vous êtes ici dans un endroit où l'on parle à cœur ouvert...

– Je suis un officier russe...

J'avais parlé lentement mais instinctivement à voix basse. Le sourire de l'avocat s'épanouit. Et il paraît flatté par ma visite.

– Il y a à peine quelques jours, un autre officier soviétique est venu ici-même en compagnie d'une jeune fille allemande...

– Herr Doktor, j'ai été démobilisé et je dois rentrer en Russie. Mais je ne veux pas abuser de votre temps en vous. expliquant les raisons de ma conduite. Pouvez-vous m'aider à gagner les zones occidentales de l'Allemagne?

Le sourire se fige sur les lèvres de l'avocat. Il questionne encore:

– Mais en quoi puis-je vous rendre service?

– Je voudrais prendre contact avec les alliés occidentaux pour solliciter le droit de refuge dont jouissent les émigrés politiques. Personnellement, je ne puis faire cette démarche. Car si l'on m'aperçoit actuellement en compagnie d'officiers anglais ou américains, je cours un grand danger. C'est pour cela que je suis venu avec l'espoir que vous pourriez m'aider.

Un assez long silence. Puis je remarque que Herr Dils commence à faire des gestes plutôt bizarres. Il sautille sur son fauteuil, fouille précipitamment dans ses poches, déplace dans tous les sens les documents qui se trouvent sur sa table. Enfin, il trouve ce qu'il cherche et me tend d'une main qui tremble un peu, un papier soigneusement recollé qui a dû déjà beaucoup servir.

– Voyez, voyez, balbutie-t-il, je dispose de toutes les preuves nécessaires.

Je prends connaissance du document qui certifie que Herr Dils a été victime du nazisme et qu'il professe des idées très voisines du communisme. Il est évident que mon interlocuteur se méfie et veut jouer au plus malin.

– Herr Doktor, il me serait égal d'avoir aujourd'hui le diable en personne en face de moi, ce que je cherche, c'est un homme capable de m'aider. Si pour une raison ou pour une autre, vous ne pouvez le faire, restons-en là. Je suis certain que vous n'avez pas de raisons pour me nuire!

Il demeure immobile. Et son trouble est certain:

– Vous parlez bien l'allemand... Trop bien... Toute cette histoire est assez extraordinaire... Enfin, je vous fais confiance! Je suis un vieil homme et j'ai de l'expérience. Je crois que vous me dites la vérité! Mais dans quelle zone de l'Allemagne voudriez-vous vous rendre?

– Dans la zone américaine. Puisque je veux rompre pour des considérations politiques, il est naturel que j'aille chercher protection chez le plus puissant adversaire de ce régime.

– D'accord, mais ici vous êtes dans le secteur anglais. Je n'entretiens aucun contact avec les Américains!

Est-ce une formule polie de refus? Je fais une dernière tentative:

– Ne pourriez-vous pas me recommander à un collègue qui, lui, entretient des relations avec les Américains?

– Si vous voulez.

Et feuilletant l'annuaire, il cherche une adresse. Puis, se dirigeant vers la porte, me dit:

– Excusez-moi une minute, je vais faire rechercher l'adresse dont vous avez besoin.

Le vieil avocat se retire et me laisse seul. Je l'entends échanger quelques mots avec sa secrétaire ainsi qu'avec quelques clients. Puis, la sonnerie du téléphone retentit, les portes claquent... les minutes sont longues... Est-ce le froid? Est-ce la peur? Il me semble que je tremble. Suis-je à la merci de cet homme? J'ai repoussé le cran d'arrêt de mon pistolet et je le tiens prêt à être braqué sur la porte, si une patrouille de la Kommandantura apparaît soudain...

Mais voici que frissonnant de froid, l'avocat revient dans son bureau, m'apportant une adresse dactylographiée. C'est avec soulagement que je me retrouve dans la rue.

* * *

Après de longues recherches dans Berlin plongé dans la nuit, je découvre une villa située dans une banlieue élégante. Le Doktor Scheer occupe un poste important, si bien qu'il me faut insister pour obtenir une audience. C'est un véritable homme d'affaires qui, après un entretien assez bref, consent à transmettre ma demande à des amis américains. Nous décidons de nous revoir dans deux jours... Mais le quittant, je ne peux m'empêcher de penser qu'il est peut-être en train de téléphoner à la Kommandantura pour lui faire part de ma visite!

Deux jours plus tard, Von Scheer m'annonce en quelques mots que ma démarche est restée sans réponse. Les Américains ne veulent point se mêler de cette affaire.

Je reviens à Karlhorst. A l'un des arrêts du tramway, un officier soviétique monte dans la voiture et s'installe à mes côtés. C'est un homme âgé, en apparence plein de bonhomie. Voyant son uniforme, je me sens malgré moi inquiet. Soudain, l'officier me demande l'heure, et je lui réponds en allemand... Le cœur serré, je me dis: "Je n'ai plus confiance en personne et je n'ose avouer que je suis Russe!" Une fois descendu du tramway, je patauge dans la neige sale. Sans bien m'en rendre compte, je me suis aventuré dans un quartier inconnu. J'aperçois la silhouette d'un policier allemand.

Et sans trop savoir pourquoi j'agis de la sorte, je m'approche de lui et lui demande l'adresse du Consulat des Etats-Unis. S'apercevant à mon accent que je ne suis pas Allemand, le policier projette immédiatement sur moi le faisceau lumineux d'une lampe de poche. Dans le Berlin actuel, les étrangers qui ne portent pas l'uniforme d'une puissance occupante, sont considérés comme des suspects et des parias. J'ai souvent rencontré dans les rues de l'immense capitale, ces individus inquiets, véritables épaves jetées sur la rive après la tempête. Un agent de police est accoutumé à voir des gens de cette espèce fuir à son approche. Je parais donc doublement suspect. Il me dit enfin:

– Nous ne donnons pas des renseignements de cette nature! Une seconde fois, il projette le feu de sa lampe de ma tête à mes pieds en se demandant probablement s'il va exiger que je lui montre mes papiers d'identité. Il ne le fait pas, tant mieux pour lui!... Je suis encore commandant de l'Armée soviétique. Et d'après le règlement, bien que je sois en civil, il doit se mettre au garde à vous. Un lourd sentiment m'envahit. Voilà bien les vicissitudes de ma nouvelle route. Là où je désire aller, je n'aurai plus à ma disposition ni pièce d'identité, ni pistolet, inspirant la terreur ou le respect, ces deux facteurs qui déterminent encore ma place dans ce monde.

Une fois rentré dans mon appartement, je ferme ma porte à double tour afin de n'être dérangé par personne. Car il me faut réfléchir sérieusement. Je sais que le général Mac Narney, gouverneur américain d'Allemagne, et le haut commandement soviétique ont signé une convention secrète par laquelle les Américains se sont engagés à rendre aux autorités russes, les transfuges politiques. Les Anglais plus prévoyants, ont refusé de signer une semblable convention. De leur côté, les autorités soviétiques font toutes les démarches indispensables pour donner à ces extraditions une apparence de légalité. Chaque transfuge est accusé de crime de droit commun et Moscou réclame son extradition, conformément aux usages internationaux concernant les criminels de droit commun. C'est le lieutenant-colonel Orlov qui m'a éduqué dans ce domaine... Je me promène de long en large dans mon cabinet de travail, jusqu'à la fatigue, qui me jettera bientôt sur le divan où je m'endormirai d'un sommeil de mort, mon pistolet à portée de main.

* * *

Quelques journées passent encore, durant lesquelles je continue de mener ma double vie. D'une part, à Karlshorst je suis occupé à remettre les dossiers à mon successeur. De l'autre, je poursuis les démarches nécessaires pour obtenir mes papiers de départ, et j'écoute avec un sourire figé les félicitations de mes collègues. C'est une bien triste comédie que de paraître se réjouir d'un prochain retour dans le pays natal. Tout en répondant par des paroles banales, je donne aux uns et aux autres mon adresse de Moscou.

Et la nuit venue, ma course reprend à travers les rues sombres de Berlin à la recherche de complices allemands capables de sonder le terrain. En bref, j'essaie de découvrir les routes qui mènent vers l'Occident. Mais de jour en jour, ma présence à Karlshorst devient un danger. Car il se peut que toutes mes tentatives soient maintenant connues. Il me faut donc être prudent, plus prudent que jamais.

Une nuit, je suis assis devant ma table avec tout un arsenal d'armes à feu étalées devant moi. Je n'ai envie ni de boire ni de manger. Mais j'éprouve le besoin angoissant de sentir la présence d'un être vivant, capable de comprendre mes sentiments et mes pensées. Et pour me distraire, je commence à nettoyer et à huiler ma mitraillette. Autour de moi c'est le silence. Mais un silence qui me fait peur. Soudain, il me semble entendre un bruit tout à côté de moi. Je cherche et mes yeux s'arrêtent sur une silhouette noire et recroquevillée installée sur le coin même de ma table. Dans la demi obscurité je reconnais un singe noir qui me regarde en remuant ses lèvres...

Jadis un de mes amis m'avait offert cette grande statuette de bronze. Son socle de marbre représente des parchemins, des livres et des instruments géométriques, toute la synthèse de la pensée humaine. Et sur ces trésors est assis un ignoble singe à l'expression bornée et bestiale qui dans sa patte velue tient un crâne humain qu'il contemple avec une curiosité stupide...

Lorsque j'avais reçu ce cadeau, je l'avais mis sur ma tabla et n'y avais plus pensé. Maintenant, je le regarde avec obstination et il me semble qu'il remue, qu'il me dit: "Demain, tu seras le dernier parmi les derniers, le vaincu parmi les vaincus".

* * *

Enfin... Je l'ai trouvé, l'Allemand qu'il me fallait. Je dois aujourd'hui le revoir pour qu'il me donne une carte d'identité. Chez lui près de la fenêtre, se tient dans une attitude purement militaire un jeune homme svelte et blond. Après les présentations nous nous serrons la main. Puis, on établit ma nouvelle carte d'identité. Je souris malgré moi en prenant connaissance de mon prénom allemand. Pour la première fois de ma vie, on me prend les empreintes digitales. Et l'Allemand pousse son amabilité jusqu'à me proposer de m'accompagner dans mon voyage. Il a déjà pris, dit-il, un congé de quelques jours sous prétexte d'aller rendre visite à des parents habitant la Thuringe.

Nous avons décidé que demain à deux heures de l'après-midi, un officier de la police populaire viendra en auto jusqu'aux limites de la zone interdite de Karlshorst et que je serai averti de son arrivée par un coup de téléphone.

Je prends congé de mon hôte allemand qui ne peut s'empêcher de me dire:

– Donc, Grégory Klimov, officier de l'Armée soviétique, a décidé de rompre avec le régime et de quitter son pays? Je lui réponds du tac au tac:

– Donc, Herr X..., membre du parti socialiste unifié, contribue au départ vers l'Occident d'un commandant soviétique?

Et sur ces mots, nous nous serrons fortement la main.

* * *

Le lendemain matin, je saute du lit alors que le jour pointe à peine. Dans quelques heures, il me faut coûte que coûte être hors des limites de Karlshorst. Il y a vingt jours que j'ai reçu l'ordre de regagner l'Union soviétique. Et aujourd'hui même, je devrais être à Brest-Litovsk, à la frontière polono-soviétique. Si quelqu'un découvre ma présence ici, je suis dans l'impossibilité de la justifier. Chaque minute de retard augmente le danger. J'ai, bien sûr, pris les précautions les plus élémentaires. Mon billet et ma place dans l'express Berlin-Moscou ont été retenus. Et quand, tout à l'heure, je me mettrai en route, je m'arrêterai à la gare de Silésie pour y faire tamponner ma feuille de route par la Kommandantura locale.

Ayant fait une rapide toilette, je commence à brûler tous les papiers restés dans mon bureau. Dans cette cheminée, s'envolent en fumée les derniers liens spirituels qui m'attachent au passé. Je suis devenu un homme sans visage, sans nom, sans patrie. Je rédige enfin quelques lettres destinées à être mises à la poste de Karlshorst. Car, probablement plus jamais dans ma vie, je ne pourrai écrire une ligne à tous ceux auxquels aujourd'hui je m'adresse encore. Dans chaque lettre je n'écris qu'une ligne: "Je pars aujourd'hui pour Moscou." La signature est claire, massive, dure. Mes amis comprendront en la voyant ce que j'ai voulu leur dire.

Maintenant, j'essaie de prévoir toutes les difficultés qui m'attendent dans ce voyage. Mais en tout cas, une chose est claire: pour rien au monde, je ne me laisserai prendre vivant. Il me vient une idée inquiétante: Et si mon conducteur s'effrayait au point de ne plus vouloir aller jusqu'au bout de notre aventure? Eh bien, il ne me resterait qu'à me diriger vers l'Occident à l'aide de ma carte, à pied, les deux mains dans les poches.

Ayant jeté un manteau sur les épaules, je me promène nerveusement pour user l'heure qui me reste à attendre. Mon cerveau est vide, je ne pense plus à rien...

Soudain, le bruit violent de la sonnette trouble le silence. Je suis haletant, car voici déjà plusieurs jours que personne ne vient. Mais la sonnerie retentit de nouveau, longuement, impérieusement. Cela veut dire que celui qui sonne sait que je suis là. Je plonge la main droite dans la poche où se trouve mon pistolet et déterminé je me dirige vers la porte. Je l'ouvre de la main gauche. Dans la lumière grise de ce matin d'hiver, j'aperçois un homme portant l'uniforme de la MGB. Il se tient silencieux et ne bouge pas. Au prix d'un grand effort sur moi-même, je le regarde pour être bien certain que c'est André Kovtoune qui est là devant moi. Contrairement à son habitude, il ne fonce pas à l'intérieur de la pièce, mais se tient toujours sur les marches du perron.

– Puis-je entrer?

J'hésite quelques secondes, avant de lui répondre:

– Entre!

André pénètre dans mon bureau, regardant droit devant lui. Manifestement il préfère ne pas voir ce qui, dans les autres pièces de ma maison, laisse deviner un départ. Mon ami se laisse tomber lourdement dans un fauteuil, mais je ne sais que lui dire et pour me donner une contenance j'allume le chauffage électrique en même temps qu'une cigarette. Je jette un coup d'œil sur la voiture de Kovtoune qui stationne devant la porte et je suis soulagé: il est venu seul.

– Donc, tu pars, Grégory?

– Oui.

– Quand cela?

– Aujourd'hui.

– Tu n'as pas voulu me dire adieu?

Mais André ne semble pas attendre ma réponse. Se renversant dans le fauteuil, il ferme un moment les yeux. Il a gardé sa capote militaire, sa casquette et ses gants. Je réalise que nous ne nous sommes pas serrés la main.

– Je te dérange peut-être?

Il y a dans sa voix quelque chose de brisé. Et cela me cause une réelle douleur intérieure.

Soudain, on sonne encore à ma porte. Cette fois la sonnerie est faible et timide. Sans aucune précaution, je vais ouvrir. Devant moi, se tiennent deux enfants frêles et éplorés. Deux petits Allemands, deux petits enfants abandonnés qui me tendent leurs petites mains bleuies par le froid.

– Du pain, mumure l'aîné.

– Du pain, répète en écho l'autre petit.

Dans le regard de ces enfants, je ne vois ni angoisse ni appel au secours. Mais seulement un profond désarroi. Une douleur m'étreint la gorge. Je fais signe aux petits d'entrer. Ayant découvert dans la cuisine mon rucksack je le remplis de produits alimentaires et le leur donne. Mais il est tellement lourd que je dois aider les enfants à le porter jusqu'à la porte. L'ayant refermée, après un signe d'adieu, j'entends derrière moi André Kovtoune qui murmure:

– Ce n'est pas un hasard, Grégory, c'est un présage! Je regarde avec étonnement mon ami, qui évitant de me voir, ajoute:

– C'est Dieu qui les a envoyés!

Je me souviens que je n'ai moi-même rien mangé. Surmontant mon désarroi, je confectionne quelques sandwiches et les ayant mis sur deux assiettes, j'en place une devant André et tente de me restaurer. Je surprends un regard étonné de Kovtoune qui fixe mon manteau entr'ouvert; de la poche intérieure sort le canon de mon gros revolver. Ma gorge est sèche. Aucun officier se rendant en Union soviétique n'a le droit d'avoir une arme sur lui. Et le commandant de la MGB, qui avec moi mange quelques sandwiches, sait cela mieux que quiconque. D'un geste un peu nerveux je referme le manteau. Les yeux d'André semblent n'exprimer aucune surprise. Tout est froid et silencieux autour de nous. Puis Kovtoune au bout de quelques minutes rompt ce silence:

– Nous ne nous reverrons probablement jamais Grégory! Et tu n'as pas voulu me dire adieu!... Surtout ne sois pas fâché par ma visite! Si je n'étais venu, d'autres peut-être seraient venus à ma place... Peut-être as-tu besoin de ma voiture?

– Non, merci, André.

– Tu t'en vas Grégory et moi je reste! Je suis plus utile au poste que j'occupe que partout ailleurs... Grégory, mon ami, si un jour tu te souviens de moi, tâche de comprendre que j'essaie de faire le bien, tout le bien qui est dans la limite de mes forces...

Pour toute réponse, je me borne à lui serrer la main.

– Veux-tu me laisser un objet en souvenir? demande André. Mon regard s'arrête sur le singe noir qui se dresse sur ma table.

– Prends cette statuette, André. Elle est évocatrice!

– Oui, oui. Ce singe noir accroupi sur notre planète veut en effet dire quelque chose... Mais soudain, semblable à une détonation d'arme à feu, le téléphone se fait entendre. J'essaie de me dominer, de décrocher l'appareil sans hâte. J'entends une voix allemande qui me dit:

– La voiture est là!

– Merci! Et me tournant vers Kovtoune: "Je dois partir!" André se dirige lentement vers l'antichambre. On dirait un homme mortellement fatigué. Je le rattrape pour lui donner la capote militaire qu'il avait fini par enlever pour déjeuner. En la remettant, la doublure s'accroche à l'épaulette dorée de sa tunique. Mais ayant fait un gros effort pour enfiler la manche, l'épaulette éclate par le milieu, et avec un sombre regard Kovtoune dit:

– Epaulettes de la MGB... ailes de l'esclave! Ces mots prononcés avec une violence inattendue résonnent étrangement dans le silence de la maison que j'abandonne. Nous nous serrons la main. Et l'ami d'enfance me regarde longtemps dans les yeux:

– De tout mon cœur, bon voyage, Grégory! J'ai l'impression qu'il veut me dire encore quelque chose. Mais il se borne une seconde fois à me serrer la main et descend les marches du perron. Je le regarde partir. Il ne se retourne pas. Et dans le lointain se perd le bruit de sa voiture...

Il est bien temps que je me mette en route. Comme j'ai déjà remis les clés de ma villa à des amis, il ne me reste qu'à pousser la porte. Je m'arrête un instant. Puis je la fais claquer avec force. Aussitôt après j'appuie machinalement sur elle, mais elle est bien fermée. La route vers le passé vient d'être coupée...

Et tournant le dos au Kremlin berlinois, je me mets en route vers un nouvel avenir.

FIN


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