Gregory Klimov. Berliner Kreml

Quelques Lettres De Femmes

Berlin-Karlhorst.

Chère Helga,

J'ai des nouvelles intéressantes et je brûle d'envie de te les raconter. Tu n'imagineras jamais ce qui m'est arrivé dimanche dernier... En deux mots je te l'explique: je travaille chez un officier russe!

Dimanche matin, j'avais pris le tramway pour aller chez Charlotte à Oberchenevaydé. A Lichtenberg, un officier russe monte dans le wagon. Il reste debout appuyé sur la porte et barrant le passage. Ces Russes se placent toujours là où il ne faut pas. Je me trouve en face de lui. Il fixe des yeux les rues où nous passons mais demeure campé au milieu de la porte. Chacun est obligé de le pousser pour passer, mais cela le laisse indifférent. De temps à autre il me regarde... Heureusement que c'est dimanche et que j'ai mis des bas neufs. Je lève donc la tête et le regarde droit dans les yeux. Il est quand même temps que ces hommes se rendent compte que nous n'avons pas peur d'eux.

L'officier en question est habillé d'une manière impeccable. Les bottes luisent, les boutons aussi. Il est rasé avec soin. Mais l'expression du visage est grave. Ils ont tous des visages de pierre. Ces hommes ne savent sans doute pas que lorsqu'on sourit, ça fait plaisir à soi-même et aux autres.

Notre tramway traverse Karlshorst. Etrange! l'officier ne descend pas. Nous descendons tous à Oberchenevaydé. Je le fais sans me dépêcher car le dimanche est consacré au repos... Soudain, j'entends derrière moi:

– Hello, Fraülein!

La surprise me fait tressaillir. L'homme parle avec tant de gravité et d'assurance que je suis impressionnée. Une pensée me traverse l'esprit: veut-il m'emmener à la Kommandantura? Mais déjà, il poursuit:

– Excusez-moi, Fraülein! Puis-je, sans vous être désagréable, bavarder quelques instants avec vous?

Je me borne à lui répondre: Bitte! Et je pense intérieurement: S'il me fait des offres je vais l'envoyer promener.

– Voyez-vous, Fraülein, je suis absolument nouveau ici! Je n'ai pas d'amis ni même de temps libre.

S'il m'invite, vais-je dire oui ou non? Mais l'officier continue:

– Je me noie dans les petits détails. Je cherche donc une personne qui voudrait bien s'occuper de mon intérieur. Pourriez-vous m'aider à trouver quelqu'un?

Mein Gott! J'en trébuche, en voilà un cochon! Arrêter au milieu de la rue une femme jeune et élégante pour lui demander un service aussi prosaïque! Mais je m'efforce de demeurer polie et répond:

– Ce serait un plaisir pour moi de vous être utile.

– Si vous connaissez une personne de toute confiance, je vous serais reconnaissant de m'avertir. Voici le numéro de mon téléphone.

L'homme me tend un papier, me salue militairement et fait un geste pour se retirer. Est-ce possible que tout soit terminé?

– Pourquoi lorsque nous étions dans le tramway, m'avez-vous regardée si obstinément?

– Vous avez un très beau teint, pareil à celui d'un enfant, me répond l'officier avec un léger sourire qui éclaire son visage. Vous n'êtes pas vexée que je vous le dise?

Comment serais-je vexée? Il a des manières tellement singulières et sa façon de parler est tellement grave. Il me faut bien prendre ses paroles pour un compliment. Mais sans attendre ma réponse, il me lance:

Auf wiedersehen!

C'est sur ce mot que se termine mon roman du dimanche. Mais arrivée chez Charlotte je lui ai raconté ma petite aventure. Elle a levé les bras au ciel:

– Petite imbécile, une chance est venue s'offrir à toi! Alors qu'ici nous rêvons toutes à une seule chose: être embauchées à Karlshorst. Si tu as l'intention de refuser la place, donne-moi immédiatement le numéro de téléphone.

Cette réaction me décide brusquement à risquer moi-même le tout pour le tout. Nous vivons à une époque effrayante et nous ne pouvons plus nous permettre le luxe de faire des caprices! Comment vivre actuellement sans travailler?

Je me suis donc rendue ce matin à la Kommandantura de Karlshorst et j'ai téléphoné à l'officier. Il a demandé qu'on me délivre immédiatement un sauf-conduit. Quelques instants après j'étais devant la porte de son appartement. En me voyant, il a paru étonné:

– Vous vous êtes décidée quand même? Et à une heure aussi matinale!

– Mais oui!

– Je suis très pressé. Venez partager mon petit déjeuner! M'étant installée à table, je l'ai laissé aller à la cuisine, et je l'ai entendu bientôt remuer les assiettes avec fracas. Mais ayant voulu l'y rejoindre pour l'aider, il s'est écrié:

– Pas encore, ma petite! Lorsque je serai parti, ce sera votre tour!

Le petit déjeuner terminé, il m'a quittée sur ces mots:

– Voici toutes les clés de la maison. Faites comme si vous étiez chez vous. Que tout soit dans un Ordre parfait. Je serai de retour à trois heures de l'après-midi, il faut que le déjeuner soit prêt.

Que penses-tu, ma chère Helga, de toute cette aventure?

Je suis installée devant sa table à écrire. Mais avant de commencer ta lettre, j'ai ouvert la radio et j'ai branché le radiateur électrique. Un douce chaleur me caresse le dos. Tout cela pour le moment ne semble nullement effrayant. Je te donnerai de plus amples détails, la prochaine fois.

Accepte mon salut berlinois.

Ton amie Margo.

* * *

Berlin-Karlhorst.

Chère Helga,

II fait bien chaud dans l'appartement de mon capitaine. Alors que cette nuit, à la maison, j'ai claqué des dents de froid, malgré les six couvertures. Et dire que mon énergumène fait marcher le chauffage électrique dans toutes les pièces. A lui seul il use plus de courant que tous les habitants de Lichtenberg réunis...

L'appartement voisin est occupé par un lieutenant. Pour se chauffer, il s'y prend autrement. Avant d'aller le matin au bureau il allume pour toute la journée le four à gaz. Faut-il qu'il pense à autre chose! Dans la journée on coupe souvent le gaz et on ne le redonne que dans la soirée. De ce fait lorsque le lieutenant rentre chez lui son appartement est rempli de l'odeur du gaz. Lorsque je passe devant sa porte, je suis à demi intoxiquée. Mein Gott! Un beau jour, toute la maison va sauter. Si je n'avais pas cette crainte, de sauter avec la maison, je serais tout à fait heureuse.

M. Schmitt, le gérant, m'a raconté hier dans quelles conditions le capitaine et ses collègues se sont installés ici. Tous les habitants allemands ont été expulsés dans les vingt-quatre heures. Mon capitaine est venu prendre possession de son appartement avec deux soldats armés. Après avoir reçu les clés, il a ordonné à ses deux soldats de sortir dans la rue et de se saisir de six Allemands parmi les premiers venus. Puis s'étant fait amener cette équipe de travail, il a ordonné de mettre dans la rue tout ce qui se trouvait dans l'appartement. Absolument tout. Après, il a visité toutes les demeures voisines. Il a déniché quelque part un mobilier de bureau à son goût, pendant que ses acolytes s'agitaient pour lui trouver un mobilier de chambre à coucher. Après de longues recherches, ils ont trouvé enfin une chambre à coucher semblable à celle de Marie-Antoinette, un lit à deux personnes, large comme un terrain de football. Sur la table de nuit, il a placé une radio minuscule et un téléphone en porcelaine blanche. Sur la cheminée, une boîte à cigarettes en bronze et un pistolet. Tout cela constitue un ensemble très beau. Mais quand je veux épousseter les meubles, le pistolet me fait peur... Au-dessus de son lit, il a accroché un tableau représentant "la Madeleine repentante". D'ailleurs, mon capitaine vit dans une solitude farouche au milieu de tout ce luxe. Serait-il moine par hasard?

Je suis surprise par tous ces Russes qui se débrouillent mal, même dans les conditions les plus simples. Dans l'appartement voisin, la sonnerie s'est cassée. Quoi de plus simple que d'appeler un électricien! Au lieu de cela, le Russe a dévissé le bouton de sonnerie de la porte d'entrée de l'appartement voisin pour le fixer chez lui. Et le voisin va à son tour chiper l'autre bouton de sonnerie chez un autre. En fixant sur le mur lui aussi, une instruction demandant qu'on ne vienne pas le dévisser une seconde fois. Et la même manœuvre va se poursuivre dans vingt appartements jusqu'au moment où l'un des occupants, privé de sa sonnerie, se résignera à s'en passer.

Et des scènes aussi ridicules et compliquées se produisent pour la moindre bagatelle. Quand quelque chose a besoin d'être réparé, les Russes ne veulent jamais s'adresser à un spécialiste, ils préfèrent se débrouiller eux-mêmes. Finalement les dégâts sont bien plus importants.

Tous ces côtés du caractère russe m'étonnent et je n'arrive pas à me les expliquer. C'est dommage que le capitaine ne veuille jamais parler. A ses yeux je ne suis qu'une servante.

II ne se doute pas qu'à une époque plus prospère, j'étais étudiante de la Kunstakademie.

Je termine ma lettre car il est l'heure de préparer le déjeuner.

Ma chère Helga, je suis furieuse contre toi à cause de ton long silence.

Ecris vite et accepte mon salut berlinois.

Ta Margo.

* * *

Waldheim-Sachsen.

Chère Margo,

Ma vie n'est pas aussi divertissante que la tienne. Notre bourgade ne peut être en rien comparée à Berlin. Je me débats parmi de graves ennuis. Comme tu le sais, j'attends la naissance de mon premier enfant qui est le résultat d'un viol. Je suis frappée de l'insouciance avec laquelle tu me parles de tes contacts avec les Russes. Pour moi, un seul contact et un seul souvenir me suffisent amplement. Je tiens donc à t'avertir encore une fois: une histoire semblable peut t'arriver à tout moment... Il sera bien tard après pour formuler des récriminations.

Le sergent russe qui est le père de mon enfant appartient à la Kommandantura de notre ville. Je me suis heurtée à lui l'autre jour. II voulait me dire bonjour et engager la conversation. Mais il ne m'a pas poursuivie quand j'ai pris la fuite. Ce monstre hirsute me fait horreur. Maman est très affligée par ma grossesse. D'autant plus que nous nous ferons très mal voir par les voisins quand la chose sera connue.

Chère Margo mon cœur est lourd. Je rêvai tellement d'avoir un enfant qui m'aurait tendu les bras en criant: "maman". Mais celui-ci criera probablement: "hourra! cosaque, cosaque!..." Quel cauchemar.

Malgré tout cela, je l'aime, ce futur premier né. J'ai déjà acheté ses langes et un petit trousseau. A mon étonnement, ma mère m'aide dans les préparatifs. Elle dit que le petit est envoyé par Dieu et qu'il n'est pas responsable. Je crains que mon petit ait la vie dure car nous sommes nous-mêmes sous-alimentées. Pauvre Allemagne!

Et pauvre Helga!

* * *

Berlin-Karlhorst.

Ma chère Helga,

Tu me conseilles de prendre des mesures de prudence pour que je ne sois pas violée par mon capitaine. Oh, là là! Parfois, je pense que le contraire pourrait arriver. C'est d'ailleurs injuste que nous autres, filles, n'ayons pas l'initiative dans ce domaine.

Une seule fois, je me suis hasardée de faire à mon capitaine un sourire légèrement tentateur, semblable à celui de Madrilène Dietrich. Sais-tu ce qui en est résulté? Il m'a tournée face à la cuisine et m'a appliqué une tape vigoureuse sur les fesses! Puis il a ajouté que je ferais mieux de mettre un tablier propre quand il revient de son bureau.

Récemment et pour la première fois, il m'a fait une scène. Lorsque je suis venue ce matin, j'ai trouvé sur sa table à écrire une couche de poussière sur laquelle le capitaine avait écrit avec un doigt le mot "bravo". Ensuite, au cours de la matinée, tout en préparant le repas, je suis allée bavarder dans les appartements voisins et j'ai complètement oublié d'essuyer la table. Lorsque le capitaine est revenu à l'heure du déjeuner, et qu'il a vu sa table encore couverte de poussière, l'orage a éclaté. Tapant du pied, jurant tantôt en russe, tantôt en allemand, il a bondi vers moi. Je me suis mise à pleurer et je me suis réfugiée dans la cuisine.

Cinq minutes après, il était calmé. Assise sur un escabeau, je pleurais encore. Il s'est approché de moi et m'a dit:

– Mettez deux couverts, nous allons déjeuner ensemble.

Puis, ouvrant son armoire, il en a sorti une bouteille de vodka et une bouteille de vin. Et au cours du repas, il s'est conduit comme s'il me voyait pour la première fois et comme si j'étais son invitée. D'abord, pleine d'épouvanté, j'avais du mal à avaler un morceau. Mais il a rempli les verres et m'a dit en riant:

– Dites, Margo, quand vous aurez un mari, le soignerez-vous aussi mal que vous me soignez moi?

– Mais vous n'êtes pas mon mari.

– Vous devez donc vous appliquer encore plus! Je veux sentir que quelqu'un sur cette terre prend soin de moi. Depuis cinq ans, je suis absolument seul et j'ai vécu quatre années dans la saleté et dans le sang. Je vivais dans la neige et les ruines calcinées...

Après ces mots, il est devenu muet et pensif. Puis le repas terminé, il s'est allongé sur le divan et a fait tourner des disques de chants russes. Tout est devenu brusquement silencieux dans la pièce. Je me suis allée à mes rêveries, et pendant ce temps, le capitaine s'est endormi. Je m'étais effrayée pour rien. J'avais cru qu'il téléphonerait pour qu'on m'emmène immédiatement à la Kommandantura et qu'on m'enferme dans une cave. Car le lieutenant de l'appartement voisin profère toujours des menaces de ce genre à l'adresse de Marguerite, sa servante, lorsqu'elle met trop de sel dans la soupe.

J'aurais voulu embrasser le capitaine endormi sur le front, mais je n'ai pas osé. Me levant sur la pointe des pieds, j'ai enlevé la poussière des meubles. Demain je passerai en revue toute sa garde-robe, et à l'heure où il reviendra de son bureau, il me trouvera en train de repriser ses chaussettes...

Ma chère Helga, j'aurais tellement voulu te voir pour bavarder avec toi en toute liberté. Ne te fais pas de mauvais sang au sujet du bébé. Je suis certaine que tout s'arrangera pour le mieux.

Accepte mon salut berlinois.

Ta Margo.

* * *

Waldheim-Sachsen.

Chère Margo,

Je te remercie de tes chaleureuses félicitations. Le bébé bien portant est magnifique... Lorsque nous avons commencé à discuter sur le prénom à donner à cet enfant, maman a fait une proposition inattendue. Par des voies qui me sont inconnues, elle a appris comment se nomme cet homme, ce sergent... Et elle veut donner au petit le même nom. D'ailleurs, c'est maintenant la mode. La majorité des enfants nés de soldats russes, portent des noms russes. Nous avons donc sous notre toit un petit Ivan qui hurle à faire trembler les murs.

Hier, tard dans la soirée, alors que nous nous apprêtions à nous mettre au lit, nous avons entendu frapper à la porte. Maman est allée ouvrir et est revenue dans la pièce avec ce sergent... Cet homme semblait transfiguré, il était paisible et très maladroit. Il est demeuré debout en esquissant des gestes timides. Puis, il a enlevé de ses épaules un lourd rucksack militaire et me l'a tendu.

Maman a été si étrange! En présence de cet homme, elle n'a nullement perdu contenance. Au contraire. Elle l'a pris par la main pour le mener vers le berceau afin qu'il puisse contempler le petit. Moi, je retenais à peine mes larmes. Le petit Ivan a souri de toute sa bouche édentée. Et le sergent regardait l'enfant d'une façon bien émouvante. Il semblait avoir totalement oublié notre présence. Penché sur le petit, il lui a murmuré des paroles en russe, puis a demandé à ma mère comment il s'appelait. Elle lui a répondu:

– Ivan! Toi tu es le grand Ivan et lui c'est le petit!

Soudain, deux grosses larmes ont coulé sur le visage du sergent. Les hommes pleurent tout autrement que les femmes... Puis il s'est tourné lentement vers la porte et s'en est allé sans dire une parole.

Maman a ouvert le rucksack et y a trouvé plusieurs miches de pain, un gros morceau de beurre et des boîtes de lait condensé. Cette espèce de loup a quand même songé à son petit. Nous avons utilisé toutes ces provisions, car nous avons faim très souvent.

Je termine cette lettre en t'embrassant tendrement.

Ton Helga.

* * *

Berlin-Karlhorst.

Ma chère Helga,

Je dois te dire d'abord qu'on m'a imposé maintenant un horaire tout à fait particulier. Je ne dois me présenter ici qu'à dix heures du matin. C'est-à-dire au moment où le capitaine part à son bureau. Je ne dois pas m'attarder dans l'appartement après cinq heures. Il a vraiment l'air de se méfier qu'on puisse penser que nous avons des rapports trop intimes. Ce n'est que par la bonne Frau Schmitt que j'apprends les détails de ses loisirs, car je ne le vois pour ainsi dire plus jamais.

Il paraît donc qu'il a maintenant une nouvelle lubie. Il se lève à l'aurore, se met au volant et part se baigner dans le Muggelsee. S'il se lève si tôt pour se tremper dans l'eau froide! C'est à croire que ses nuits ne sont pas trop joyeuses! A quoi bon, dans ces conditions, s'être aménagé une chambre dans le style Marie-Antoinette?

Lorsque je te parle de cela, je pense immédiatement au lieutenant de l'appartement n° 4. Ce jeune garnement était au début effacé et modeste. Puis c'a été chez lui un défilé ininterrompu de femmes. Il allait les chercher directement dans la rue près de la porte du Capitole. Il y a quelque temps, il a disparu complètement. Frau Schmitt m'a dit dans le creux de l'oreille qu'il se trouve maintenant dans la "division bleue". C'est le nom que les Russes ont donné au centre médical des maladies vénériennes, situé sur l'île de Ruggen. Les malades y vivent derrière les fils barbelés. Une fois guéris, ils sont envoyés directement en Sibérie.

Récemment, on a déplacé l'arrêt du tramway qui se trouvait devant le Capitole et on l'a installé à un demi kilomètre plus loin. On dit que cette mesure a été prise pour protéger les seigneurs de Karlhorst des gonocoques. La moitié des syphilitiques hospitalisés à Karlhorst assurent en effet qu'en descendant du tramway, ils ont été victimes d'un courant d'air maléfique.

Frau Schmitt, qui est au courant de tout, m'a dit que dans l'hôpital, on soigne les officiers russes atteints de blennorragie en leur faisant dans les fesses des piqûres de térébenthine de 3 cm3! Fraülein Taube, qui est infirmière, raconte qu'après la piqûre le patient ne peut rejoindre son lit qu'en rampant. La douleur est infernale et la température monte jusqu'à 40. Les Russes eux-mêmes disent que ces piqûres sont de nature "politico-morale".

J'ai aussi entendu dire qu'après la conclusion de la paix avec l'Allemagne, Staline autoriserait les militaires russes à épouser des jeunes filles allemandes. Dès que j'ai vu le capitaine, je lui ai demandé si cela était vrai. Il m'a jeté un coup d'oeil de coin et a répondu:

– Ma petite, oubliez tous ces bobards.

Je n'ai pas osé insister. Le capitaine est parti et, furieuse, je me suis assise à sa table pour t'écrire. Exprès, je n'obéirai pas et je resterai ici après cinq heures! Et si les voisins s'imaginent des choses qui n'existent pas, tant mieux.

Je t'envoie mon salut ainsi qu'au petit Ivan.

Ta Margo.

* * *

Waldheim-Sachsen.

Chère Margo,

Actuellement, je mène une vie qui pourrait être une vie heureuse... Ivan vient ici presque chaque jour. Malheureusement, il redoute que ses chefs n'apprennent quelque chose de sa vie intime. Il prétend que, dans ce cas, on l'expédierait immédiatement en Russie. Est-ce donc un crime de venir chez nous? Je croyais que nos lois raciales allemandes étaient injustes. Mais elles étaient douces, comparées aux lois de ce pays soviétique où on aime crier du matin au soir: "Vive la liberté et la fraternité".

Un jour, maman a demandé à Ivan pourquoi les Russes s'étaient si mal conduits quand ils ont envahi l'Allemagne. Il a répondu sans enthousiasme:

– On nous a dit que les Allemands s'étaient conduits de Même dans les régions russes occupées. La vie est mauvaise.

Et les Allemands l'ont rendue encore plus mauvaise. Ils nous ont rendus méchants, peut-être pour toujours!

Assis sur un tabouret et tenant le bébé sur ses genoux, il a continué:

– Puis on a publié un ordre en interdisant les excès. On a mis aux arrêts beaucoup de soldats en un seul jour... Les Ivan ont toujours tort...

Il nous apporte presque chaque soir quelque chose à manger, du saucisson, du beurre. Il se met en quatre pour être agréable, à maman et à moi. Mais il est toujours sur ses gardes. Depuis des années, les Russes mènent, semble-t-il, une vie écrasante et sans joie. En lisant ta dernière lettre, je me suis dit que ton capitaine avait sans doute raison de s'imposer une vie monacale. Ainsi, il est mieux armé.

Un jour, j'ai posé à Ivan une question qui me semblait naturelle:

– M'aimes-tu? Penses-tu pourvoir m'emmener plus tard avec toi en Russie?

Il est devenu songeur. Manifestement, cette pensée ne lui était jamais venue à l'esprit. Pourquoi? Enfin il a répondu:

– On ne te permettra jamais de venir en Russie. Et si j'en parlais à mon chef, je disparaîtrais le jour même!

Quels sont donc les secrets de la vie heureuse que les Soviets cachent si jalousement dans leur pays? Et pourquoi se sont-ils battus comme des lions? Le petit Ivan joue avec les médailles qui ornent la poitrine de son père. Mais ce dernier ne semble en être nullement réjoui. En regardant ses décorations, il a même une expression sombre et haineuse.

C'est l'heure de baigner bébé. Je termine ces lignes en hâte. Donne-moi vite de tes nouvelles.

Ton Helga.

* * *

Berlin-Karlhorst.

Chère Helga,

J'ai fêté hier mon anniversaire. J'ai vingt-et-un ans, comme le temps passe vite!

Mon capitaine m'a étonnée. Il est revenu plus tôt du bureau pour me féliciter. Je me suis décidée à l'inviter à venir un soir à la maison, mais sa réponse a été celle que j'avais prévue:

– Malheureusement, je suis obligé de travailler tard dans la soirée. Je vous souhaite de bien vous amuser.

Tant pis, il n'a qu'à rester tout seul. Mais ce soir je lui téléphonerai exprès pour lui demander s'il travaille avec application.

Les Russes ont une façon particulière de célébrer les fêtes. Partout des torchons rouges, et les feux d'artifices durent toute la nuit. Mais tout cela n'est que pour la façade. On dirait qu'ils ne savent pas organiser leur fête dans un cadre intime. Lorsque j'en ai parlé au capitaine, il m'a répondu tristement:

– Jadis, nous célébrions nos fêtes à votre façon. Mais on nous a désappris...

Il en est de même pour les cadeaux, les Russes ne savent pas les donner à date fixe, dans les circonstances convenables. On dirait qu'en URSS ils ne peuvent pas se permettre de le faire. Et lorsqu'ils se souviennent qu'il y a motif de faire un cadeau, ils n'ont plus aucune mesure. On a même l'impression que les objets les plus chers n'ont pour eux aucune valeur. Ils semblent avoir perdu tout sentiment de propriété. En arrivant ici, ils se sont emparés de toutes les montres parce que cet article n'existait pas dans leur pays. Mais le lendemain. ils distribuaient à droite et à gauche, avec une parfaite insouciance, toutes les montres volées. Ayant vécu sans avoir de montre, ils trouvaient plus facile de s'en passer.

Maintenant, autre chose, voilà la triste histoire dont tout Karlshorst parle encore. L'un de nos voisins, un jeune lieutenant s'est suicidé. Il n'avait pas vu sa famille depuis plus de cinq ans, ayant été privé de permission durant la guerre. Récemment, ce lieutenant avait été transféré dans les services de l'Administration Militaire. Il avait demandé la permission de faire venir sa famille à Karlshorst et on lui avait refusé.

Le lieutenant demanda alors à être démobilisé. Nouveau refus. Alors il prit son revolver et se suicida. Les Russes n'ont donc pas, en réalité, le droit de faire venir leur famille, et lorsqu'ils ont des rapports intimes avec des femmes allemandes ils sont menacés d'être déportés. Quelle surabondance de possibilités! Et quelle liberté!

Devant moi j'ai une lettre adressée au capitaine par sa mère. L'enveloppe a été fabriquée avec une feuille de journal et collée avec de la colle de farine. Je l'ai parcourue, bien qu'écrite dans une langue inintelligible. De nombreux passages ont été rayés par la censure militaire. Pourquoi une censure deux ans après la guerre? Et quels sont donc les dangereux mystères qu'une mère russe peut communiquer à son fils? Lorsque je songe à tout cela, je commence à mieux comprendre mon capitaine, ses silences, et ses réponses énigmatiques.

Tous les Russes semblent être les prisonniers d'une force toute puissante mais invisible.

Il est presque huit heures du soir. Je termine pour revenir précipitamment chez moi. Avec toute mon affection,

Ta Margo.

* * *

Waldheim-Sachsen.

Chère Margo,

La vie dans notre petite ville se poursuit avec monotonie. Si je n'avais pas à m'occuper du petit Ivan, mon existence serait bien sinistre.

Son père n'est plus avec nous. On liquide actuellement les Kommandanturas des petites villes. Ivan est en fonctions à quarante kilomètres d'ici. Au moment de partir il était très ému, redoutant qu'on ne l'emmène encore plus loin. Maintenant, il ne peut donc venir qu'une fois par semaine. II frappe à notre porte au milieu de la nuit, chargé d'un lourd sac à provisions. Puis après avoir passé quelques heures à la maison, il semble oublier le monde extérieur, il est gai et insouciant.

Il me parle beaucoup de la vie en Russie. Il dit que là-bas, l'existence est plus difficile que chez nous. Mais il ne dit jamais de mal de la Russie. Un jour je lui ai demandé:

– Mais explique-moi donc: comment est-il possible qu'en Russie, la vie soit à la fois bonne et mauvaise?

Il a fait un geste las de la main et ne m'a rien répondu. Chère Margo, je peux te confier un grand secret. Ivan m'a dit qu'il serait prochainement démobilisé et qu'il devrait alors regagner la Russie. Il est très triste. J'ai réfléchi après son départ et j'ai pris une décision. Hier, j'ai écrit au maréchal Sokolovski à Karlshorst. Je lui ai tout raconté en détail. Mes rapports avec le sergent et la naissance du petit Ivan. Des amis compétents m'ont aidée à rédiger ma requête. Ils m'ont conseillé d'ajouter que j'aimais le communisme, l'Union Soviétique et Staline. Dans ma lettre, je supplie le maréchal Sokolovski de m'autoriser à suivre avec mon enfant, son père en Russie. Je suis certaine que le maréchal m'aidera et qu'alors nous serons tous heureux. Je n'ai rien dit à Ivan de cette démarche car je veux lui réserver cette belle surprise. Maman et le petit t'envoient leurs tendresses.

Ton Helga.

* * *

Berlin-Karlhorst.

Chère Helga,

Voici de nouveau l'hiver. Comme il y a un an, je suis assise à la table du capitaine. La pièce est paisible et chaude. Mais mon esprit est inquiet. Il fait froid mais tout est glacé. La chose est difficile à expliquer.

Il y a un an, les Russes qui m'entouraient, étaient différents. Maintenant, tout semble de plomb. Récemment j'ai vu le capitaine:

– Karlshorst est devenue une ville russe! Il acquiesça mais rectifia:

– Oui, une ville soviétique!

Jadis, on voyait souvent les Russes dans les théâtres et les cinémas allemands. Maintenant, on a organisé des clubs militaires pour leurs distractions. Tout autour de Karlshorst, on a dressé des palissades. La ligne de tramway, elle-même, a été bordée des deux côtés de fils de fer barbelés. Mon capitaine n'est plus le même. Herr Schmitt m'a dit qu'il se lève au milieu de la nuit pour aller en auto dans les environs de Berlin. Il 10 part tout seul... L'atmosphère doit lui paraître irrespirable. Il y a quelque temps, il est allé passer ses vacances en Russie. Mais il en est revenu amaigri et mélancolique. Je me suis permise de l'interroger:

– Herr capitaine, pourquoi avez-vous tellement changé? Vous étiez plus gai il y a un an. Vous vous plaisez en Allemagne?

Il m'a répondu:

L'homme ferait mieux de rester là où il est né. Mais ce n'est pas à moi qu'il répondait probablement. C'était à lui-même. A quoi peut-il penser? Maman te donne ci-joint des nouvelles sur notre vie à Berlin.

Meilleur salut,

Ta Margo.

* * *

Chère Helga,

Mon capitaine n'est plus ici. Il est reparti en Russie. Moi j'ai quitté Karlshorst qui est désormais un désert. Je n'oublierai jamais la dernière journée vécue là-bas. Journée merveilleuse. Mon capitaine était tout autre. Il me regardait en souriant, mais son sourire était triste. A plusieurs reprises je lui demandais:

– M'aimez-vous?

Comme s'il devinait ce qui se passait en moi, il m'a dit:

– J'ai toujours considéré que vous n'étiez pas de ces jeunes filles que l'on prend pour les rejeter ensuite. Je voudrais que vous ayiez une destinée plus enviable. Je voudrais aussi que vous ne veniez plus à Karlshorst. Il est infiniment préférable que vous trouviez un travail et un homme correspondant à votre idéal et à votre milieu social. Promettez-moi qu'il en sera ainsi!

Je lui ai remis ma carte de travail et il l'a rayée d'une large croix. Ainsi je perdais le droit de travailler à Karlshorst.

Nous avons passé ensemble toute cette journée, la première et la dernière journée agréable de ma vie.

Le capitaine avait raison, les rosés ne poussent pas dans les marécages.

Ta Margo.

* * *

Chère Margo,

Quelque chose de grave est arrivé. Je t'adresse ces lignes d'un petit village qui se trouve près de la ligne de démarcation. Cette nuit tous les trois, le grand Ivan, le petit et moi-même, nous allons tenter de passer de l'autre côté? Voilà ce qui s'est passé. Hier, au milieu de la nuit j'entends frapper à ma fenêtre, c'était Ivan. Mais Dieu, dans quel état! haletant, livide, non rasé. Il est entré en silence dans ma chambre et il a commencé à chercher des yeux, son enfant. Une vraie bête traquée.

J'ai eu de la peine à tirer de lui des explications. J'ai fini par comprendre qu'il avait été arrêté. Ses chefs l'avaient accusé de haute trahison, d'espionnage au profit d'une puissance étrangère et relations coupables avec une Allemande. On lui avait montré la copie d'une lettre et affirmé que l'Allemande qui l'avait écrite, avait déjà fait des aveux. Ivan ne savait pas, bien entendu, de quelle lettre il était question. Mais il me sentait en danger. Quant à lui, il était passible de la cour martiale.

La même nuit, il avait réussi à fuir et à venir jusqu'à chez moi à pied.

Ayant terminé son récit, il m'a déclaré que nous devions tous prendre la fuite. Mais pour aller où?

Comme dans un cauchemar, je me suis habillée. A chaque instant, je m'attendais à entendre frapper à notre porte. Ivan avait entr'ouvert sa capote militaire et j'ai vu qu'il était armé d'une mitraillette. Il y avait chez lui quelque chose d'effrayant. On aurait dit que dans ses yeux se reflétait la mort.

Nous sommes donc partis tous les trois dans la nuit, et durant des heures, nous avons marché sans nous retourner. Nous sommes maintenant installés chez des gens qui ne nous connaissent pas. Je leur ai expliqué dans quelle situation nous nous trouvions et ils ont compris. Ivan est assis sur une chaise et reste silencieux. Il tient son bébé sur les genoux mais sans lâcher sa mitraillette. Son visage semble être taillé dans de la pierre.

Dans deux heures, nous allons tenter de passer la frontière. Que le Seigneur nous aide!

Ton Helga.

* * *

Un jour de printemps de 1947, les officiers du Grand Quartier de l'Administration Soviétique prenaient connaissance d'un ordre du jour du maréchal Sokolovski.

Dans cet ordre du jour, il était proclamé: "Je porte à la connaissance du cadre des officiers de l'Administration Militaire, une sentence du Tribunal militaire des troupes d'occupation en Allemagne. En décembre 1946, Ivan Liachenko, sergent de la Kommandantura de la ville N... avait tenté de traverser la ligne de démarcation en direction de l'Ouest. Liachenko traversa la ligne de démarcation mais la main de la justice soviétique sut quand même l'atteindre. En vertu des conventions interalliées, nos alliés occidentaux nous ont livré le sergent Liachenko. Le tribunal militaire a condamné l'ex-sergent Liachenko Ivan, coupable de trahison envers la patrie, à la peine de mort. La sentence a été exécutée."


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