En cette fin d'année, nous sommes les témoins de deux campagnes électorales bien différentes l'une de l'autre. La première concerne le conseil municipal de Berlin, la seconde, le conseil suprême de l'URSS. Notre étonnement est grand d'assister à la lutte que se livrent les divers partis. La propagande de celui que nous soutenons, le parti socialiste unifié, est pleine d'assurance. On y sent l'influence des spécialistes soviétiques qui, dépourvus de fantaisie, mènent cette campagne électorale comme s'ils se trouvaient à Moscou même.
Une belle matinée de fin d'octobre, les élections battent son plein. J'ai décidé ce matin-là, de profiter du temps serein pour faire une randonnée en motocyclette avec des amis. Ayant emprunté trois puissantes machines militaires, nous faisons irruption dans la Frankfürter Allée en laissant hurler nos moteurs. Quelque part, en direction de l'Alexander Platz, nous rattrapons une colonne qui avance lentement. Ces hommes portent d'énormes écriteaux et des drapeaux rouges, mais leur aspect est particulièrement sinistre et résigné. Autour d'eux s'agitent les organisateurs de la manifestation qui tous portent des brassards rouges.
Ayant ralenti notre marche, nous commençons à tourner autour de cette procession et questionnons les manifestants.
Il paraît que c'est là une démonstration organisée par les syndicats professionnels du secteur soviétique. Elle exprime la volonté et les vraies aspirations du peuple allemand. Pitoyable spectacle que celui que nous offrent ces hommes coiffés de chapeaux de feutre, tels des petits bourgeois, et entourés par des chiens de bergers.
Notre réaction à tous les trois a été spontanée, commune et sans nous être consultés, nous avons fait tourner nos machines autour de la colonne et hurler nos sirènes. Les hommes en chapeaux de feutre nous ont contemplés avec effroi, croyant sans doute que nous appartenions à une patrouille de la police militaire. Quant à leurs gardes chiourmes, ils nous ont dévisagés avec surprise et hostilité. Mais ils ont été bientôt obligés d'abandonner toute arrogance car nous les contraignons à faire des sauts de côté pour éviter d'être renversés par les motocyclettes. Façon bien puérile d'exprimer notre révolte devant une comédie aussi répugnante. Mais les hurlements de nos klacsons semblent traduire avec frénésie notre dégoût et notre joie.
* * *
En URSS, je n'ai jamais entendu dire qu'un Russe se soit intéressé un seul moment à des élections. Pour la première fois de ma vie, le jour des élections allemandes, je vois tous mes amis de Karlshorst qui épluchent les journaux pour y lire les premiers résultats. Ils se désignent entre eux les chiffres qui soulignent la défaite du parti socialiste unifié...
– Il y a quelque chose de bizarre dans cette histoire d'élections, remarque le capitaine Bagdassarian. Tous les partis votent. Mais admettons une minute que ce soit le parti communiste qui obtienne la majorité. Alors? les autres partis seraient-ils d'accord pour céder volontairement le pouvoir aux communistes?
– Oui, je suppose, répond le commandant Jdanov.
– Mais ces gens-là sont des loufoques! Lorsque le parti communiste vient au pouvoir, son premier soin est d'éliminer les autres! Sachant cela, les autres partis céderaient volontairement la place aux communistes? C'est une histoire de fous! Comme si des hommes tressaient eux-mêmes les cordes pour être pendus.
– Que veux-tu! Chacun sait que les démocraties sont des drôles de machines... C'est la loi de la majorité! Si la majorité exprime la volonté qu'on lui torde le cou, eh bien, la démocratie s'incline et se laisse tordre le cou! C'est tellement vrai que jusqu'à maintenant peu de personnes en Occident ont voté dans ce sens...
Je n'entends rien de la fin du dialogue, car Bagdassarian s'éloigne avec son ami en haussant les épaules.
Mais c'est bientôt à notre tour de jouer les figurants.
En décembre, réunis au club des officiers de Karlshorst, nous devons désigner les candidats qui iront siéger au Soviet suprême. Tous les membres de notre Direction étaient tenus à se rendre dans la grande salle du club, décorée à cette occasion par les portraits de tous les chefs du prolétariat et une quantité impressionnante de drap rouge.
Installés depuis un moment dans la salle, nous nous laissons aller à une douce somnolence. Bientôt le président donne la parole à un type inconnu de nous. Campé sur l'estrade, cet individu commence à lire, d'une voix monotone, de grandes vérités préalablement inscrites sur un bout de papier. Et durant un quart d'heure il nous apprend les règles de notre bonheur. Puis, lui succède un autre figurant qui annonce le nom du candidat qu'on nous propose d'élire. Immédiatement après, comme dans une pièce de théâtre bien agencée, apparaît venant des coulisses, le candidat lui-même.
Cet homme, qui porte l'uniforme de général, nous raconte sa vie. Durant toute sa carrière il n'a sans doute jamais parlé d'une voix aussi résignée et mortellement monocorde. Mais voici qu'apparaît le second candidat. Lui ne sort pas des coulisses; il était jusqu'à cet instant assis avec nous dans la salle et c'est en se frayant Un passage parmi les auditeurs qu'il gagne la tribune. Ce second personnage joue le rôle de "l'homme sorti grâce à ses mérites, des masses populaires". Il nous fait lui aussi le récit de sa vie en lisant un petit papier qu'il n'arrive à déchiffrer qu'à grand peine. Inutile de préciser que ces deux candidats bien qu'apparemment adversaires avaient été désignés tous deux par la direction de notre Etat-Major, choix d'ailleurs approuvé par Moscou.
Sachant qu'après ces élections il y aura une séance de cinéma, nous sommes impatients de voir se terminer cette comédie de mauvais goût. Le président ayant proposé de commencer le vote, un "ouf!" assez indiscret se fait entendre dans la salle. Et sans attendre que la procédure ait commencé, chacun lève précipitamment sa main droite. Craignant qu'il faille rester longtemps dans cette pause, la plupart de nos camarades appuient le coude sur la paume de leur main gauche. Mais déjà des secrétaires parcourent la salle d'un air affairé, tenant leur crayon pour pointer. Personne ne fait attention à eux et les conversations particulières vont bon train. Puis les suffrages sont comptés, annoncés, et le président interroge:
– Qui est contre?
Personne ne bouge. L'instant, pensez donc, est dramatique puisqu'on vient de reconaître à chacun la liberté de pouvoir exprimer son désaccord. Alors le président avec une feinte consternation:
– Comment? Personne ne vote contre?
A ce moment une voix jeune et gaie se fait entendre:
– Bien sûr, nous sommes tous unanimes! Mais tu triches, mon vieux, car il y a dix minutes que nous devrions avoir notre cinéma.
La lumière électrique revient. C'est l'entr'acte. Et l'insupportable Bagdassarian m'interpelle:
– Dis-moi, Klimov, tu as eu le temps toi, de noter le nom des candidats? Je vais me faire engueuler car je ne les connais pas.
Nous avions été dispensés à Karlshorst de suivre des cours politiques. Celui qui connaît les vicissitudes de la vie soviétique peut apprécier la bienfaisance de cet oubli. Les grosses légumes de Karlshorst étaient très étonnées mais le menu fretin se réjouissait en silence. On craignait même de se servir de la formule: "cours politiques" tant on redoutait d'attirer le malheur. Chacun se souvenait de la maxime: "N'évoque pas le diable, sinon il apparaît." Mais voici que ce livre cauche-maresque: "Cours Abrégé de l'Histoire du parti bolchevik" prend sa revanche. On nous annonce que les cours politiques sont repris et vont même être intensifiés pour rattraper le temps perdu.
Et dans tous nos services en Allemagne, commence en même temps "une campagne pour redonner vigueur à la discipline du travail". Ainsi, on allait nous rappeler l'existence du code de travail soviétique. Dans chaque service, dans chaque bureau, on installait bientôt des tableaux de pointage. Chacun de nous devait désormais s'y présenter quatre fois.
Mon chef direct Alexandrov qui avait confié sa fiche à son chauffeur devait la perdre bientôt après. Il faut dire que les officiers considérant cette installation de tableaux de pointage comme une insulte, et en signe d'irritation comme de protestation, s'amusaient à pointer sur plusieurs fiches à la fois. Gaminerie! La loi soviétique était de nouveau suspendue au-dessus de chacun de nous.
Bientôt après devait éclater une campagne hystérique de vigilance. Dans chacune de nos sections, en fut créée une autre pour la surveillance des cadres. Partout, étaient publiées des feuilles d'enquête monumentales, intitulées: "A remplir par les citoyens soviétiques se trouvant à l'étranger". Il fallait remplir ces feuilles tous les trois mois.
Et à notre Direction de l'industrie, c'était un jeune voyou, lieutenant démobilisé de la NKVD, qui s'occupait de ce travail.
Au bout de quelques jours, il faisait sentir sa présence. Décrochant à tout moment le téléphone, l'énergumène appelait:
– Camarade-colonel, grouille-toi par ici, il faut que tu remplisses tes feuilles d'enquête.
Il recevait ordinairement la réponse suivante:
– Si tu as besoin de quelque chose, tu n'as qu'à te présenter dans mon bureau, car pour le moment, le colonel, en effet, c'est moi!...
Quelque temps après, nous devions prendre connaissance d'un ordre du général Dratvine, chef de l'Etat-Major principal. Par cet ordre, mais sans citer aucun nom, le général nous avertissait que les épouses de plusieurs hauts personnages de notre Administration s'étaient rendues coupables: profitant des heures où leurs maris étaient retenus par le travail, elles s'étaient rendues dans les secteurs occidentaux de Berlin où elles avaient entretenu des relations avec des officiers des puissances alliées. Et les précisions du général Dratvine prenaient un caractère scandaleux. Il y était question de boîtes de nuit, de fourrures coûteuses et d'agents des services d'espionnage. Toutes ces dames avaient été sommées de quitter l'Allemagne dans un délai de vingt-quatre heures. Quant aux époux, ils recevaient un blâme "pour manque de vigilance bolchevique". Il était interdit désormais aux officiers soviétiques de fréquenter les secteurs occidentaux de Berlin.
Pour terminer, le général Dratvine menaçait les délinquants futurs de l'application des plus graves sanctions parmi lesquelles figurait... le renvoi du coupable en Russie. En rédigeant cette partie de son ordre, Dratvine avait manifestement perdu son sang-froid. Car, considérer comme sanction un renvoi dans la patrie soviétique, c'était pour le moins, savoureux!
* * *
Nous sommes devenus, Doubov et moi, de vieux amis. Et nos conversations prennent maintenant une tournure franche et agréable, si bien que ce soir je ne suis pas étonné de l'entendre me dire:
– Pourquoi Klimov n'es-tu pas membre du parti?
– Bah! Admettons que je n'ai pas eu le temps de m'en occuper!
– Fais attention, Grégoire, ne plaisante pas dans cette affaire. Etant donné le poste que tu occupes, ton refus d'adhérer au parti ressemble à un défi. Sais-tu que tout cela peut très mal finir?
Plus âgé que moi, ingénieur de grand mérite, Doubov avait été arrêté et déporté en 1938. Pourquoi? Il n'en savait rien lui-même. On s'était borné à lui faire connaître le verdict: dix ans de déportation dans un camp de Sibérie pour sabotage et activités contre-révolutionnaires. Dans le camp sibérien, il continua de travailler en qualité d'ingénieur. Et deux ans plus tard, il apprenait la cause de son malheur. Parmi les détenus d'un nouveau convoi, se trouvait l'ingénieur principal de l'usine où Doubov travaillait. Ce dernier fut très heureux de retrouver son ancien chef. Mais celui-ci, gêné, évitait Doubov. Toutefois, la glace se rompit peu à peu. Un soir, Doubov devant lui, conjecturait:
– J'ai été certainement victime d'une dénonciation? L'ancien ingénieur principal baissant les yeux, sourit amèrement:
– Veux-tu savoir qui était le dénonciateur? C'était moi. Doubov était incrédule. Mais l'autre poursuivait:
– Régulièrement, nous recevions des ordres de la NKVD. Il fallait leur fournir chaque fois un nombre d'hommes appartenant à telle ou telle spécialité. C'était l'organisateur du parti qui préparait chaque fois la liste qui était transmise et approuvée par l'ingénieur principal et le directeur. Que pouvais-je faire pour interdire cette pratique? Je devais penser avant tout à ma femme et à mes enfants.
– Mais pourquoi a-t-on fait figurer mon nom sur l'une de ces listes?
– Parce que tu n'étais pas un membre du parti!
Doubov se taisait, morne, indifférent. Puis se tournant vers son ancien chef, il lui demanda:
– Mais pourquoi toi-même as-tu figuré sur cette liste plus tard?
Le nouveau compagnon de Doubov n'en savait rien...
Puis ce fut la guerre. Libéré de son camp, Doubov revêtit l'uniforme d'officier, sans qu'on lui permette pour autant d'aller passer quelques heures auprès de sa femme et de ses enfants. Il fut dirigé directement sur le front. Peu de temps avant la fin de la guerre, au moment où il allait être décoré, il reçut la proposition d'adhérer au parti communiste. Cette fois, il n'hésita pas.
Doubov m'avait raconté son histoire avant même que nous allions ensemble inspecter l'usine du général Dobrolovsky en Thuringe, c'est pourquoi tandis que nous roulions dans notre voiture, je pensais: Singuliers personnages que les émissaires du maréchal Sokolovsky. Le plus jeune a perdu toutes ses illusions, et marche dans le vide, c'est moi! le plus vieux a été pour le restant de ses jours marqué d'une croix noire...
* * *
Michel Béliavsky était lui aussi mon ami depuis le jour de notre rencontre à l'Académie de Moscou. Sa jeunesse n'avait guère été joyeuse. Son père avait été arrêté durant l'épuration de 1937. Depuis Michel n'avait pu trouver un emploi digne de son brevet d'ingénieur. Il avait été obligé d'accepter, dans la région de Leningrad, le poste de maître d'école. C'est là qu'il devait se lier d'amitié avec un comptable du village, ancien capitaine de la marine marchande, interdit de séjour pour un délit bénin considéré comme un crime par la NKVD.
La guerre venait de commencer et les chars allemands se frayaient un chemin vers Leningrad. Dans le village de Béliavsky, l'inquiétude régnait jour et nuit. Un soir, mon ami entendit quelqu'un qui frappait à sa fenêtre:
– Qui est là?
– C'est moi, oncle Michel...
Béliavsky reconnut la silhouette d'un de ses élèves de quatorze ans.
– Que veux-tu, petit?
– Oncle Michel, on est venu chercher tout à l'heure l'oncle Victor, votre ami le comptable.
– Qui est venu le chercher?
– Ce n'est pas difficile à deviner, oncle Michel!... Mais ils se sont cassé le nez, car l'oncle Victor n'était plus là.
– Mais où est-il?
– Où voulez-vous qu'il soit, oncle Michel? Il a eu le temps de passer chez les Allemands! L'oncle Victor n'était pas une andouille.
– Et toi, que fais-tu dans tout cela?
– Moi je suis venu chez vous, oncle Michel, parce qu'il se peut qu'on vienne vous chercher à votre tour, cette nuit même! Alors vous êtes assez grand pour savoir ce qui vous reste à faire...
Et l'enfant disparut aussi brusquement qu'il était venu. Il ne restait plus à Béliavsky qui était jeune et plein de force, de se présenter à la Kommandantura pour obtenir un enrôlement dans l'armée. Mais étant donné le passé de son père, il fut incorporé dans un bataillon disciplinaire lancé sans cesse dans des combats d'anéantissement. Au bout de quelques années, toujours simple soldat, Michel Béliavsky ornait sa poitrine de nombreuses décorations. Puis, en 1944, peu de temps après moi, le licencié Michel Béliavsky connaissant plusieurs langues étrangères, comparaissait devant le chef de la section des cadres. Là, un colonel qui tapait d'un doigt menaçant sur la table, lui dit:
– Pourquoi écrivez-vous des bêtises sur les feuilles d'enquête? Paragraphe n° 58 du code!... Père arrêté en 1937! Pourquoi toutes ces inventions stupides? Vous voulez empêcher l'Etat de vous utiliser là où vous êtes nécessaire, alors que vous savez très bien que nous manquons d'hommes instruits! Ou bien refusez-vous purement et simplement de faire la guerre?
Michel Béliavsky haussait en silence les épaules pendant que ses décorations résonnaient doucement, semblant donner réponse au colonel... Mais le soldat de première classe Béliavsky avait terminé son rôle... Le lendemain, il était l'ober-lieutenant Michel Béliavsky, se dirigeant vers l'Académie Diplomatico-Militaire de Moscou, avec dans sa poche, des documents tout neufs qui ne mentionnaient plus les fautes de son père... Ça aussi, c'est une simple histoire soviétique.
* * *
Ce jour-là, Michel Béliavsky était venu comme à l'accoutumée dans le local où devait avoir lieu la réunion du Cercle de Sciences Politiques auquel il appartenait. Autour de Béliavsky s'étaient installés des personnages fort sérieux qui feuilletaient, feignant d'être très absorbés, les pages de l'Histoire abrégée du parti bolchevik. Quant à Béliavsky, il dépliait devant lui la documentation qui concernait le thème dont on allait discuter.
Puis apparaissait l'instructeur du groupe qui ouvrait les débats, en posant la question traditionnelle: Y a-t-il quelqu'un parmi vous qui désire prendre la parole? Il s'agit du chapitre III. Je répète, y a-t-il parmi vous un volontaire?
L'assistance reste muette.
– Tant pis... On parlera à tour de rôle dans l'ordre alphabétique.
Il appelle le premier qui figure sur la liste. Un soupir de soulagement s'échappe de l'assistance. Le premier appelé commence à raconter des faits qui concernent le chapitre III. Le second qui doit venir parcourt le texte en marquant au crayon rouge les traits dominants. Et pendant que le premier parle, le second a le temps de se préparer. C'est ainsi que se déroule les cours politiques sur l'Histoire abrégée du parti bolchevik.
Ce jour-là, donc, les choses se passèrent normalement. L'instructeur demeurait immobile, chacun avait envie de dormir, quand brusquement pris d'une surexcitation dont il n'aurait sans doute pas su expliquer la cause, Michel Béliavsky prit la parole.
Le thème qu'il devait développer concernait les trois interventions militaires faites en Russie au début de la guerre civile de 1917 par les puissances de l'Entente. Epoque héroïque. Dès les premiers mots, l'instructeur détacha de son calepin son regard endormi pour fixer avec stupeur, l'orateur. Partout les têtes se relevaient. Partout, dans tous les regards, on pouvait lire la même question muette, mais qu'est-ce qu'il lui a pris? Est-il devenu fou?
Michel parlait comme un tribun. Et sa voix avait une ampleur qu'on ne lui avait jamais connue. Il semblait avoir complètement oublié l'existence même de l'Histoire abrégée du parti bolchevick. Ce qu'il disait était le fruit de longues réflexions solitaires. Il raconta à sa manière les trois tentatives franco-anglaises d'interventions militaires: après 1917. Puis fit une comparaison intelligente entre ces trois interventions et la récente croisade de Hitler. Staline et le parti étaient oubliés. C'était le majestueux et terrible drame de la nation russe qui se déroulait sous nos yeux...
– As-tu remarqué, me dit Bagdassarian, que le commandant Jdanov qui était en train de tailler son crayon, est resté tout le temps que Michel parlait avec le crayon et le canif pointés vers le plafond et qu'il n'a plus osé faire un mouvement.
– Oui! Mais l'improvisation de Michel l'a un peu trop mis en vedette... Il en subira les conséquences!
Le lendemain, Béliavsky était convoqué à la Direction politique de notre Etat-Major. L'instructeur général lui serra la main avec effusion:
– Vous m'étonnez, camarade-capitaine, j'ai examiné votre dossier personnel, il est irréprochable. Vous êtes un officier exemplaire mais pourquoi ne voulez-vous pas adhérer au parti? C'est là un malentendu ridicule! Le parti a le devoir de guider dans la vie des hommes comme vous! Nous vous chargeons de diriger les cours politiques du groupe des épouses des officiers.
D'autre part asseyez-vous là et faites votre demande d'adhésion!...
Béliavsky ne songeait pas à protester. Ayant vécu toute une jeunesse de hors-la-loi, il avait bien envie, comme pour mieux ruer à son aise, d'entrer dans la norme...
* * *
Michel était un grand amateur de motocyclette. Depuis qu'il était à Karlshorst, un nombre impressionnant de ces engins était passé entre ses mains. Mais son choix venait de se fixer sur une très belle BMW de course. Tout Karlshorst connaissait "l'enfant bien-aimé" de Béliavsky. Et les officiers s'arrêtaient souvent pour admirer l'étincelante carrosserie de nickel et les accessoires perfectionnés du bolide. Un soir, rendant visite à un de ses amis, Béliavsky appuyait sa moto contre une palissade de bois mais ne fermait pas le contact, sa visite devant être brève. L'ami était en joyeuse compagnie. Pressé de rester, Michel ne repartit que vers dix heures du soir. A l'endroit où il avait déposé sa moto, plus rien. Il chercha alentour convaincu qu'on lui avait fait la mauvaise plaisanterie de lui déplacer son engin. Nulle trace...
Béliavsky devait donc se faire une raison: la moto avait été certainement volée par un de ses collègues, aucun voleur professionnel, surtout Allemand, n'ayant eu l'audace de s'aventurer dans Karlshorst et d'y voler la moto d'un officier russe.
La Kommandantura de Karlshorst étant à quelques pas, Béliavsky s'y précipita. Et le lieutenant de service suggéra que le vol avait du être commis par une des sentinelles de la Kommandantura, ce qui était, paraît-il, chose courante. Mais cette explication étant fort peu consolante, Michel se rendit au commissariat de police allemand et revint sur les lieux du vol accompagné d'un policier et d'un chien-loup.
Une fois que le chien-loup fut lâché, il fila sans la moindre hésitation vers la grille de la villa où Béliavsky était allé le soir même. C'était la demeure de l'organisateur politique de l'un des départements de notre Administration Militaire. Il s'appelait le commandant Eroma. Mais l'attitude du chien-loup parut absurde à Béliavsky. On ramena la bête plusieurs fois au même endroit. Pas d'erreur! Elle revint avec insistance devant la grille du commandant Eroma.
Le lendemain, Béliavsky décidait de se rendre à toutes fins utiles chez Eroma. Il espérait y trouver une indication quelconque. Quatre femmes, jeunes et jolies faisaient salon ayant l'air de s'embêter mortellement. L'une était la femme du commandant Nicolaev, adjoint d'Eroma. Une autre, l'épouse du général Makarov, chef de la direction politique... A vrai dire, épouses très problématiques. Mais elles avaient ce titre à l'intérieur de Karlshorst. Presque tous les personnages de notre Administration s'étaient "remariés" pour la durée de leur séjour en Allemagne. Ils en avaient profité pour les choisir d'une extrême jeunesse. Ainsi, l'épouse berlinoise du maréchal Sokolovsky avait dix ans de moins que sa propre fille...
S'étant poliment excusé, Béliavsky expliquait la raison de sa venue... Les jeunes femmes se regardèrent entre elles d'un air gêné, se bornant à exprimer leur indignation. Puis, une semaine se passa sans le moindre éclaircissement sur ce vol mystérieux.
Il avait déjà dit adieu à sa moto, lorsqu'un soir, à l'heure où il allait dîner, il était appelé au téléphone. Etonnement de Michel. Une femme était au bout du fil:
– Camarade-capitaine, excusez-moi de ne pas me nommer, je suis une des quatre dames de l'autre jour... Vous vous souvenez? Voilà, je tiens à vous signaler que votre moto se trouve dans le sous-sol de la maison où nous nous sommes rencontrés. Allez-y immédiatement, vous la trouverez. Vous devinez maintenant qui est le voleur?... Je vous prie instamment de ne dire à personne comment vous savez la vérité. Cela me serait désagréable.
Pendant une dizaine de minutes, Michel chercha une solution. Car, pas de doute, le voleur était le commandant Eroma, organisateur politique du Département de la Justice. Puis décidé de foncer, il priait deux de ses amis le lieutenant-colonel Popov et le commandant Berko de l'accompagner en qualité de témoins. Les trois hommes se rendaient tout d'abord à la Kommandantura en demandant à l'officier de service de bien vouloir les suivre.
Le comandant Eroma était absent de chez lui. Mais on ouvrit les portes du sous-sol et sous la lumière étincelèrent les ailes de nickel de la BMW. L'officier de service rédigea son procès-verbal avec application. Il crut bon de terminer sans malice:
"... il a été établi que le voleur était le commandant Eroma, docteur en droit, organisateur politique du Département de la Justice de l'Administration Militaire."
Tous les témoins de cette scène signèrent le procès-verbal, y compris l'épouse du commandant Eroma que cette histoire semblait divertir.
Les quatre officiers firent jouer leurs muscles pour sortir la moto du sous-sol. Ce qui inspira à l'officier de la Kommandantura cette réflexion:
– Eroma n'a certainement pas pu voler seul. Il fallait au moins être trois pour porter cette moto!
Cette affaire n'aurait jamais été éclaircie si Béliavsky n'était pas revenu le lendemain du vol dans le salon où s'étaient réunies, les quatre dames. Car tout Karlshorst racontait que lorsque mon ami quitta les quatre dames, elles déclarèrent unanimement qu'il était vraiment charmant. Et la toute jeune épouse du chef de la Direction politique prenant à cur les intérêts de Michel déclara que la moto devait lui être restituée.
Mais Béliavsky était hors de lui. Décidé à obtenir un châtiment exemplaire du coupable, il rédigeait trois plaintes: l'une d'elles au général Dratvine, une autre à la direction politique, une troisième au procureur militaire. Lorsque le commandant Berko, un des témoins de Michel, eut connaissance de ces plaintes, il conseilla Béliavsky de ne pas trop se hâter, et de chercher plutôt à rencontrer personnellement le commandant Eroma. Berko s'offrit même comme intermédiaire.
Cette fois, Eroma était chez lui, à table et sans veston. Devant lui deux grands bols, l'un contenant un épais potage à la viande, l'autre, de la crème fraîche. A la vue des visiteurs, il ne releva même pas la tête et continua de jouer de la cuiller. Mais Béliavsky attaqua:
– Comment se fait-il, Eroma, que ma moto se soit trouvée brusquement dans votre cave? L'autre, la bouche pleine:
– Je l'ai trouvée sur ma route.
– Je déposerai contre vous une plainte à la Direction politique!
Pendant ce temps, Eroma, terminant son bol de potage, - léchait voluptueusement ses grosses lèvres.
– A quoi bon discuter avec cet homme-là, dit le commandant Berko. Ce qui nous reste à faire, c'est de cracher dans son assiette!
Mais ces mots ne semblèrent pas émouvoir l'organisateur politique. Tendant son bol vide à sa femme, il réclamait du rabiot. Elle contemplait toute cette scène en pouffant de rire. Les deux amis se retirèrent en faisant claquer la porte... Le soir même, Béliavsky remettait son rapport dans les bureaux du chef de la Direction politique. Alors que l'aide de camp de service parcourait le document, le général Makarov apparaissait sur le seuil de son bureau.
– Camarade-général, voici une affaire qui concerne Eroma, annonça l'aide de camp avec un sourire.
– Àh, ah, parfait, parfait, lança le général. Il y a déjà cette affaire de bigamie qui lui pend au bout du nez par dessus le marché...
Immédiatement après, Béliavsky se rendait chez le procureur militaire de l'Etat-Major principal, le lieutenant-colonel Orlov, qui se trouvait être un ami personnel de Béliavsky. Après avoir lu le rapport, il lui dit en toute sincérité:
– Nous ne pouvons pas le traduire en jugement, tout dépend dans cette affaire de l'attitude que va prendre la Direction politique. En t'attaquant à Eroma, mon vieux, tu as attaqué le Parti! Il fallait refl'echir avant...
L'affaire du vol prenait une tournure scandaleuse. A Karlshorst le nom de Béliavsky était sur toutes les lèvres. Bref, il fallait faire disparaître de Berlin soit le voleur, soit le volé. La Direction politique décida que ce serait Béliavsky. On rédigea l'ordre en vertu duquel le capitaine était démobilisé et reprenait immédiatement le chemin de l'URSS. Mais simultanément la MGB qui avait sans tarder fait une enquête sur le passé de Béliavsky envoyait de Leningrad à Potsdam une note rappelant que "son père avait été condamné en vertu de l'article n° 58 du code pénal". Le matin de son départ, la direction politique annonça donc à Michel que dès son arrivée en URSS il serait traduit devant un tribunal sous l'inculpation d'avoir donné sur son compte de faux renseignements au moment de son admission à l'Académie Diplomatico-Militaire...
C'est ainsi que se terminait la lutte que le capitaine Michel Béliavsky avait entreprise pour avoir le droit d'occuper sa place au soleil. Depuis le jour malheureux où cessant d'être un automate, il s'était fait remarquer par les dirigeants du parti, son sort était fixé d'avance. Le hasard qui avait provoqué ce conflit entre Béliavsky et son voleur n'avait fait que précipiter les choses. Un peu plus tôt, un peu plus tard, la société soviétique aurait trouvé un prétexte pour se débarrasser d'un Béliavsky, esprit trop indépendant, trop avide de tout connaître, et de juger par lui-même.
Presque en même temps que Béliavsky, le commandant Doubov qui lui s'était toujours tenu prudemment dans l'ombre, recevait, lui aussi, sa feuille de démobilisation et l'ordre de regagner l'URSS. Pour lui aussi sans doute, l'heure des règlements de comptes était venue.
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