La clé grince dans la serrure... Me voici dans ma villa de Karlshorst. Devant ma table je feuillette mélancoliquement le calendrier. Encore deux semaines de vacances. Que faire? Dois-je me présenter au bureau avant la date fixée? Mauvaise solution. On pensera que je suis fou ou que je suis trop zélé. Dois-je revoir mes amis? Ils me poseront toutes sortes de questions. Et je ne pourrai pas répondre. Ce que je sais bien, c'est que je voulais quitter Moscou... Pourquoi? Pour aller où? Je n'en sais rien moi-même.
Je m'installe dans la solitude... Chaque jour, vêtu en civil, je descends vers la plage et reste allongé sur le sable ne participant que de très loin à l'agitation joyeuse de la foule allemande. Mais bientôt cette paresse elle-même me pèse. Et dix jours me restent avant la fin de mes vacances. Je n'en peux plus et me présente au chef de la Direction de l'industrie. Le rapport est fait: "L'ingénieur Klimov Grégoire rejoint son poste dix jours plus tôt, il sollicite l'autorisation de reprendre ses fonctions." Alexandrov me regarde avec satisfaction et surprise:
– Alors ces vacances à Moscou ont été bonnes?
– Oui, très bonnes...
– Votre retour est opportun, une bonne moitié de mes collaborateurs sont en congé. Or, voici ce qui nous tombe sur le dos: le maréchal commandant en chef nous confie la tâche de réunir des pièces qui doivent constituer des charges accablantes contre les services de démontage.
Et pendant plus d'une heure Alexandrov m'explique la situation: tension entre notre Administration militaire et le Comité spécial pour les démontages. Il s'agit donc de faire triompher à Moscou le point de vue de notre Administration. Dans ce but, il faut obtenir une documentation précise sur les activités coupables du Comité spécial.
– Si vous êtes d'accord, je vais proposer votre candidature comme membre de la commission. Vous connaissez bien l'allemand, cela nous aidera dans nos contacts avec les directeurs industriels allemands!
Aller et venir durant des semaines, et peut-être des mois, hors de Karlshorst, ah oui, j'étais d'accord!
J'ai revêtu une fois de plus mon uniforme de commandant, aux larges épaulettes d'or. Une fraîche matinée d'octobre, je parcours sur une puissante voiture, les belles routes de la Thuringe. Assis à mes côtés un compagnon de voyage, le commandant Doubov.
J'ai dans ma poche un document signé par le maréchal Sokolovsky qui doit m'ouvrir toutes les portes. Un autre document me donne les pleins pouvoirs de contrôle et d'exécution. Le caractère comminatoire de ces textes vise sans aucun doute notre ennemi n° 1, le général Dobrolovsky.
Cet homme exerce les doubles fonctions de délégué général du Comité des démontages et Directeur soviétique des usines d'optique à léna. En Russie, directeur déjà d'une autre usine d'optique, Dobrolovsky n'est pas un militaire. Mais fortement appuyé par Moscou, son arrogance devient chaque jour de plus en plus insupportable. Il y a quelques jours, le maréchal Sokolovsky, irrité par les abus commis par les hommes de Dobrolovsky, a ordonné aux démonteurs de quitter immédiatement leur uniforme militaire.
Dans leur ensemble, ceux-ci obéirent. Mais Dobrolovsky ignora ostensiblement l'ordre du maréchal. Depuis ce jour, quand il rencontre le rebelle, Sokolovsky s'adresse à lui en l'appelant par son nom pour éviter de reconnaître son grade. Dobrolovsky est également réputé pour sa grossièreté. Il lui est arrivé de jeter à la porte des contrôleurs de notre Administration Militaire. Et en dépit des efforts du général Zorine, chef de la Direction des réparations et des fournitures, aucune coordination des services n'a été réalisée. Si bien que notre Administration a renoncé à toute collaboration avec ce mauvais coucheur. Tout passe par les services de Moscou sous la forme de plaintes ou d'accusations réciproques de sabotage.
Aujourd'hui, nous nous dirigeons droit vers l'antre du fauve. Mon compagnon, le commandant Doubov est doublement qualifié pour se joindre à moi dans cette expédition périlleuse. Il est d'une part ingénieur spécialisé dans l'optique et les mécaniques de précision, d'autre part, il a connu le terrible Dobrolovsky dans sa jeunesse.
Le duel entre notre Administration Militaire et le Comité des démontages a pris dans cette affaire une violence toute particulière. Les premiers démontages exécutés, s'était posé un problème économique. Mais le Comité spécial insistait sur la nécessité de transporter en territoire soviétique, les usines Zeiss, celles de Dobrolovsky. Notre Administration Militaire avait objecté que l'outillage Zeiss ne représentait pas une valeur exceptionnelle. La plupart des instruments existaient déjà dans des usines similaires de l'Union soviétique. L'intérêt des usines Zeiss était plutôt de caractère humain et concernait ses cadres de spécialistes, à commencer par les simples manuvres polisseurs qui travaillaient dans ce métier depuis leur enfance, riches d'une expérience transmise de génération en génération. Donc, transporter l'outillage était une solution injustifiable. On avait alors pensé au transfert du personnel et du matériel, mais la formule avait été qualifiée à Moscou "d'encombrante et de périlleuse". On trouva un compromis:
l'envoi d'ouvriers soviétiques à léna pour y faire des stages. Mais ce plan se réalisait très lentement. Le Kremlin n'a jamais aimé envoyer des ouvriers russes à l'étranger. Ils peuvent voir tant de choses et perdre ainsi toute envie de revenir...
La querelle reprenait bientôt de plus belle. Il fut encore question d'envoyer l'outillage en URSS. Résultat: cet outillage ne provoqua que des déficits, son utilisation ne pouvant entrer dans le cadre de notre production. Il fut alors question une fois encore de recruter, parmi les personnes des usines Zeiss, un certain nombre d'ouvriers spécialistes et de leur offrir des contrats individuels, puis de les diriger vers l'URSS. Ce travail de sélection fut confié au camarade Dobrolovsky. La situation était devenue confuse et les irritations avaient atteint leur paroxysme.
Et pour l'heure, nous roulions vers les usines du général Dobrolovsky.
– Qu'est-ce qui t'amène? demandera bientôt Dobrolovsky sans aucune amitié dans la voix, en jetant un regard de loup à son vieux camarade d'école, le commandant Doubov.
Mais Doubov réagit avec cordialité. Tandis, que les deux hommes bavardent, je m'installe dans un coin et fait semblant de m'intéresser aux graphiques de production épingles sur les murs. Mon attitude laisse aux deux hommes toute liberté de s'entretenir, mais dès que le major Doubov réussit à emmener dans son bureau le terrible Dobrolovsky, j'ouvre précipitamment une porte afin de rencontrer rapidement le directeur allemand de l'usine. Ayant montré à cet homme les ordres de mission signés par le maréchal Sokolovsky, je me trouve bientôt seul avec lui car il a prié tous les visiteurs d'évacuer la salle d'attente. Devant moi, j'ai un homme encore jeune qui, -- je le sais par une indiscrétion -- est membre du parti socialiste unifié. Il y a peu de temps, il était encore simple manuvre travaillant à l'économat ou à la manutention. Assez borné, mais docile, heureux de jouer auprès de Dobrolovsky les utilités, il a toutes les qualités requises. Sans préambule, je lui demande:
– Alors quoi de neuf, Herr Doktor? J'espère que vous pouvez vous vanter de la bonne marche de votre affaire?
Sans perdre de temps en chinoiseries, je lui explique le but de ma visite qui est, en fin de compte, de libérer les usines Zeiss du régime terrifiant de Dobrolovsky. Nous sommes donc, lui et moi, des associés momentanés. Connaissant les craintes de cet homme, jusqu'ici soumis à l'autorité de Dobrolovsky, je lui garantis que notre entretien restera secret. Je le mets visiblement à l'aise en lui faisant cette promesse.
– Eh bien, Herr Doktor, quels sont à l'heure actuelle les secteurs de votre usine les plus sclérosés?
– C'est bien difficile à dire, Herr Ober-Ingénieur, car nous manquons de tout. Mais la chose la plus grave, c'est qu'on nous a, en quelque sorte, enlevé notre cerveau, c'est-à-dire nos spécialistes! Il faut des dizaines et des dizaines d'années pour compenser une pareille perte! Maintenant, nous travaillons grâce à nos vieilles réserves de matières premières et de produits à demi-fabriques. Mais aucune nouvelle livraison ne nous est faite. Et lorsque nos réserves seront épuisées?... Nos anciens fournisseurs n'existent plus. Et les livraisons en provenance de l'URSS en sont encore au stade des promesses. De plus, il est pratiquement impossible d'obtenir quelque chose de la zone occidentale! Nous avons déjà tenté plusieurs fois à nos risques et périls d'envoyer de l'autre côté de la "frontière verte" des camions pour essayer d'obtenir quelques matières... Mais ça n'est pas une solution!
Nous autres, ingénieurs soviétiques, nous avons été très étonnés par la vitalité de l'industrie allemande. Mais en bien des cas, l'explication de cette vitalité est la même; après cinq ans d'une terrible guerre, les stocks des matières premières dans les usines allemandes étaient infiniment plus importants que les stocks dans les usines soviétiques en temps de paix.
En écoutant aujourd'hui le directeur des usines Zeiss, un petit fait me revient en mémoire. Après la capitulation de Berlin, nous avions procédé aux démontages-éclairs de Siemenstadt, cur de l'industrie électrotechnique allemande.
La conférence de Potsdam n'avait pas encore eu lieu. Mais tout le monde savait que la capitale allemande allait être coupée en quatre. L'occupation fut décidée le 5 juin 1945, mais l'entrée des alliés à Berlin fut retardée d'un mois. Une seule raison à ce retard: le démontage. Nos équipes de démonteurs travaillaient nuit et jour dans les secteurs de Berlin qui devaient être occupés par les Occidentaux. Nos hommes travaillaient avec système et méticulosité. Ils enlevaient tout, même les canalisations des W. C.!
Un an plus tard, je revenais à Siemenstadt, accompagnant le colonel Wassilieff, un de nos meilleurs spécialistes d'Allemagne. Et le colonel ahuri ne faisait que hocher la tête en répétant:
– Mais d'où ces diables de Fritz ont-ils pu sortir tout cet équipement industriel? Vous vous souvenez, Klimov, il y a encore fort peu de temps, nos démonteurs creusaient ici même la terre pour en arracher les câbles!
Les directeurs de Siemenstadt nous accueillaient bientôt avec courtoisie et comme de vieilles connaissances:
– Ah! Herr Colonel, comment allez-vous?... Vous venez peut-être nous passer des commandes...
Il y avait dans leur ton comme une nuance d'ironie, mais ils savaient garder cette attitude digne et polie qu'ils ont quand, en face d'eux, ils trouvent les délégués d'une entreprise de piraterie.
Tandis que ce bref souvenir me traverse l'esprit, j'écoute le directeur de Zeiss:
– Nous nous efforçons de faire ce qu'on nous demande et de fournir ce qu'on veut que nous fournissions. Mais tout cela ne peut aboutir qu'à l'épuisement total de notre entreprise. Il faut bien se rendre compte, Herr Ober-Ingénieur, que c'est une lente agonie.
Je comprends mon interlocuteur à demi mot. Même si l'on met hors d'état de nuire des gens aussi néfastes qu'un Dobrolovsky, les usines réputées d'Allemagne n'en seront pas moins bientôt qu'un souvenir. Des îlots capitalistes ne peuvent résister longtemps à la marée socialiste. Dobrolovsky parti, l'usine Zeiss n'en sera pas moins soumise à un système socialiste de production quelconque qui aura raison de sa dernière vitalité.
Tout en lui garantissant le secret, j'insiste pour obtenir du directeur un rapport et une analyse économique de la situation. Je désire en effet disposer d'une documentation aussi vaste que possible, tout en sachant hélas que ça ne servira absolument à rien.
Le major Doubov qui m'a rendu le service d'occuper Dobrolovsky durant quelques heures, me rejoint pour une visite commune à la Kommandantura d'Iéna. Puis, nous allons saluer le général Kolesnitchenko, chef de la section économique de l'Administration Militaire de Thuringe. Dès que nous prononçons devant lui le nom de Dobrolovsky, il se laisse aller à une crise de fureur:
– C'est le sabotage honteux des activités de notre Administration. Dobrolovsky se fout des réparations de guerre et il en retarde ou empêche l'exécution. Le matériel démonté qu'il expédie en Russie est-il vraiment utile? Je vous le répète: il s'en fout. Si sa matière grise lui servait à quelque chose, il tiendrait compte du fait qu'en URSS on commence déjà à emprisonner les hommes qui se sont montrés incapables d'utiliser les machines démontées arrivant d'Allemagne... Par exemple, connaissez-vous cette histoire? Dobrolovsky fait démonter quelque part en Thuringe une chaîne de cent machines automatiques spécialisées. En cours de route, l'une de ces machines-outils plaît à un imbécile quelconque; il la fait décharger sans rien dire à personne et diriger vers une destination inconnue. Mais quand la machine-outil détournée est arrivée dans l'usine pour laquelle a été commis le vol, on constate que cette machine-outil qui appartient à une chaîne, est inutilisable!...
... Quand les autres quatre-vingt-dix-neuf machines-outils sont arrivées à leur destination, on a remonté la chaîne pour constater que l'absence d'une machine empêchait la chaîne de fonctionner! Or, en URSS, il est absolument impossible de remplacer la machine manquante. Fort embarrassés, les dirigeants de l'usine sont devant l'inévitable: il faut jeter au rebut ce magnifique ensemble de quatre-vingt-dix-neuf machines. Mais un peu plus tard, les organismes de contrôle s'apercevant de la disparition de la chaîne, font traduire devant le tribunal sous l'accusation de sabotage, une dizaine de pauvres bougres absolument étrangers à l'affaire...
Dans quelques instants, notre voiture officielle va nous emmener un peu plus loin sur les routes de Thuringe. Notre mission s'accomplit; nous réunissons pièce par pièce les principaux éléments de l'acte d'accusation. A quoi bon? Bien sûr Sokolovsky pourra présenter à Moscou un rapport complet sur l'affaire. Mais tout continuera comme dans le passé. Car il y a des valeurs et des réalités que les gens du Kremlin démolissent lentement, mais inexorablement.
Et le major Doubov qui est aussi psychologue que technicien me demande tout à coup:
– Connais-tu en somme l'histoire des usines Zeiss? Elle est bien curieuse. Lorsque l'extraordinaire personnage qu'avait été le vieux Zeiss fut sur le point de mourir, il décida de léguer son entreprise à la ville d'Iéna et tous les détails du legs furent fixés par lui: la direction suprême de l'usine devait grouper en nombre égal des représentants du conseil municipal de la ville et des représentants des usines. C'était une sorte de nationalisation idéale et volontaire, une mise en dépendance de l'industrie à l'autorité municipale. L'expérience réussit magnifiquement parce qu'elle était faite dans le cadre d'une seule entreprise et d'un seul lieu. Mais en outre, d'après le testament de Zeiss, tous les ouvriers et les employés de l'usine étaient intéressés directement aux bénéfices. Bref, Klimov, d'après nos théories, une pareille expérience ne peut réussir que dans une société socialiste... Chez Zeiss, cela durait depuis des dizaines d'années jusqu'à une époque toute récente...
Et se penchant vers moi, Doubov murmure:
– Les ouvriers de Zeiss ont touché leur part de bénéfices jusqu'au jour où nous sommes arrivés!...
Notre chauffeur Basil, un pince-sans-rire dont nous oublions trop souvent la présence, se tourne vers nous et ajoute:
– Pour nous consoler nous dirons qu'en URSS, nous sommes à cinq minutes du communisme. Pourvu qu'on ait le temps de claquer avant que les cinq minutes se soient écoulées! Il est vrai qu'on parle de ces cinq minutes depuis bientôt dix ans...
Doubov et moi préférons ne rien répondre. Droite et lisse s'étale devant nous la route de Berlin.
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