Gregory Klimov. Berliner Kreml

Le Cycle Dialectique

Dans le tourbillon de la vie quotidienne, nous autres, hommes aux larges épaulettes d'or, arrivions à croire que notre Karlhorst n'était qu'un îlot lointain entouré d'éléments qui nous étaient étrangers. Mais lorsque s'approchait l'époque des vacances, d'un voyage en Russie, chacun de nous sentait que loin à l'Est, s'étendait un pays immense et silencieux dont nous devions défendre les intérêts dans les limites des forces humaines...

Les lettres arrivant d'URSS annonçaient qu'une sécheresse sans précédent désolait toutes nos provinces d'Europe. Les petits jardins potagers, unique ressource de la majorité de la population, étaient complètement calcinés. Et nos compatriotes questionnaient le ciel avec angoisse en redoutant la famine. Mais nous passions sous silence ces lettres de Russie qui nous apportaient le désespoir dans notre quiétude... J'étais arrivé à Berlin il y avait déjà plus d'un an. Il me fallait donc envisager un prochain voyage de repos en URSS. Mais pour l'heure, je venais de prendre contact avec deux sympathiques marins du Ministère de l'Industrie des chantiers navals, l'ingénieur colonel Bykov et le capitaine de frégate Féodorov. Il nous fallait tous trois faire une tournée en province et ce matin nous quittons Karlhorst par la route en direction de Weimar.

Arrivés à Erfurt, nous descendons à l'hôtel "Haus Kassenhaschen", où se trouve le Quartier Général des services de démontage de la Thuringe. Les officiers de notre Administration Militaire avaient surnommé cet hôtel "le petit Sovnarkome". Et pour cause. Tous les représentants de notre bureaucratie se trouvent réunis dans cet excellent hôtel.

Désirant passer inaperçus, c'est avec discrétion que nous nous installons dans le hall. C'est bientôt l'heure du déjeuner, tout s'agite autour de nous. Mais le spectacle me laisse indifférent, moi qui suis venu ici plusieurs fois. Mes compagnons de voyage qui, eux, débarquent de Moscou, sont très intrigués, et l'ingénieur-colonel se penche vers moi pour me demander:

– Dites donc, Klimov, est-ce une expédition au Pôle Nord qu'on prépare ici?

Pourquoi cette question saugrenue? C'est que nos démonteurs qui se promènent avec des mines importantes sont tous chaussés d'immenses bottes de peau de renne. Et nous sommes en plein été. Ces hommes aux bottes polaires n'abandonnent pas une seconde leur carabine de chasse, même pour se rendre à table. J'explique à mon hôte:

– Nos démonteurs ont découvert quelque part un dépôt de l'aviation allemande qui contenait des équipements destinés aux expéditions dans les régions arctiques. Fous de joie, ils se sont habillés aussitôt! Quant aux carabines, elles font partie des distractions. Car une fois sortis de table tous ces gens-là vont chasser.

– Quelle bande de pirates! Ils n'ont donc rien à foutre? s'exclame l'ingénieur-colonel.

– Depuis quelque temps les choses se compliquent, camarade-ingénieur. Les principaux travaux de démontage sont terminés depuis plusieurs mois. Si bien que ces messieurs n'ont plus rien à faire ici. Mais ils se la coulent douce et sous toutes sortes de prétextes, ils prolongent leur séjour. Ils dépendent de Moscou directement et nos services de Karlhorst n'ont aucun pouvoir sur eux...

– Leurs Excellences ne se fatiguent pas trop? lance le capitaine à voix haute.

– Si fait! Ils se fatiguent parfois, mais à leur façon. Ainsi tout dernièrement, nous avons eu à nous occuper du cas de l'un de ces messieurs, directeur de l'Usine de l'Etat N2 fabriquant des montres. Bientôt après le retour de cet homme à Moscou nous étions en possession de documents qui nous prouvaient qu'il s'était approprié plusieurs milliers de montres en or et des dizaines de kilos d'or en lingots.

– Largement pour être riche toute sa vie! Mais aussi pour mourir en prison!

– Rien de moins sûr! L'affaire en question a été communiquée par nous à des hautes instances. Mais là, elle fut étouffée sans bruit. On ne veut pas discréditer des personnes en vue. On lave son linge sale en famille... Ce que je viens de vous raconter n'est d'ailleurs pas un cas isolé. Tous ces hommes se valent à peu près... C'est quotidiennement que des documents révélateurs arrivent à notre Administration Militaire!...

Le Kremlin ne songe pas pour l'instant à reconstituer notre marine marchande qui a pourtant subi pendant la guerre des pertes extraordinaires. C'est notre marine de guerre qui est à l'ordre du jour. C'est pourquoi mes compagnons enquêtent sur les installations électriques spéciales fabriquées en Allemagne pour les navires de guerre et plus particulièrement, pour les sous-marins.

Lorsque nous arrivons à l'usine Telefunken, l'ingénieur-colonel qui ne cesse d'avoir le nez écrasé sur la vitre se tourne vers le capitaine:

– Mais regardez donc! Ce sont des terrains de tennis! Notre auto vient de s'engager dans la rue principale. Nous regardons le paysage: plusieurs terrains de tennis très élégants, des parterres de fleurs, enfin une haie de verdure qui dissimule coquettement le mur de l'usine! Semblable construction est inconcevable en URSS. Et l'ingénieur-colonel murmure:

– Ce qui est extraordinaire, c'est que tout cela semble avoir été aménagé depuis longtemps...

Près du bâtiment, se dressent les rangées vides d'un garage de bicyclettes.

– Comment Klimov! Où sont donc les bicyclettes?

– Voyons, capitaine, quelle question de gamin! On les a toutes volées pour les envoyer en Russie!

– Ah oui... Mais jadis, il y en avait beaucoup... On peut placer ici au moins cinq cents vélos... Un, presque, par ouvrier!

Et pendant que nous inspectons l'usine, en écoutant le directeur technique allemand, l'ingénieur-colonel reste un peu à l'écart, mesurant de ses yeux étonnés les immenses fenêtres, la hauteur de la salle. Le directeur a beau revenir vers lui par courtoisie, le colonel reste absorbé dans sa contemplation: vitres dépolies qui séparent les ouvrières les unes des autres et qui donnent à l'atelier un aspect de bibliothèque avec des cabines de lecture. Pendant ce temps, le capitaine se plie en deux pour examiner de près le siège sur lequel est installée une de ces ouvrières.

Lorsque nous nous préparons à quitter l'atelier, le capitaine me prend à part:

– Commandant, regardez donc cette chaise!

– Eh bien quoi? c'est une chaise standard semblable à des centaines d'autres... Dossier avec un coussin à ressorts, manivelle pour faire monter ou baisser le siège...

– Oui, mais c'est bien. Mais la chaise est confortable et pour de simples ouvriers elle est même luxueuse... Et avez-vous remarqué les chaises qui se trouvent dans le bureau du directeur.

– Non, j'avoue ne pas y avoir pensé.

– Eh bien ce sont les mêmes chaises... Dans ce pays le directeur et les ouvriers se servent des mêmes chaises! Et je vous jure qu'elles sont commodes!

– Oui, c'est un modèle standard!

– Fichtre!

Au cours de ses explications, le directeur technique se plaint de l'indiscipline de la main-d'œuvre.

– Mais comment? Vous n'avez donc pas les moyens nécessaires pour mettre fin à cet état de chose, demande l'ingénieur-colonel. Empêcher les hommes de s'absenter sans motif n'est pourtant pas sorcier.

– Pendant trois jours, répond le directeur, l'ouvrier allemand a le droit de ne pas se présenter à son travail sans même fournir de motif à son absence. Et en cas d'une absence plus prolongée, il lui faut présenter un certificat médical.

– Mais que pouvez-vous faire alors pour contraindre les hommes à travailler?

Le directeur nous regarde, ahuri. Il semble ne pas comprendre ce que nous voulons dire.

– Aucune loi ne nous autorise à agir autrement. Nous avons seulement le droit de renvoyer les ouvriers qui ne respectent pas le code du travail!

Notre silence est embarrassé. Car, chez nous, un directeur a sur ses hommes un droit de vie ou de mort. Il peut, il est même obligé de les faire comparaître devant un tribunal pour un retard de quelques minutes. Mais le colonel reprend ses questions:

– Dites-moi, s'il vous plaît, quelles sont les normes qui régissent actuellement les rapports entre les administrations d'usine et les ouvriers allemands? Sont-ce les lois de la période hitlérienne?

– Dans ses lignes essentielles, le code du travail allemand a été mis en application au temps de Bismarck. Sauf quelques modifications de détail, c'est le même code qui est aujourd'hui en vigueur.

– Au temps de Bismarck! Pas possible! Mais alors cela fait plus de soixante-dix ans?

– Oui, la législation sociale allemande est considérée comme l'une des plus avancées du monde... Je veux dire d'Europe occidentale...

Il a rectifié précipitamment, se souvenant sans doute qu'il parlait à trois officiers soviétiques. Mais l'ingénieur-colonel a jeté un coup d'œil au capitaine et ce dernier à son tour me regarde. Je suis déjà habitué à ces conversations muettes. Nous réagissons ainsi lorsque, ne pouvant discuter, nous avons pourtant matière à réflexion.

Et quand, tout à l'heure, nous roulerons dans notre voiture sur une belle route de la Thuringe, mes réflexions seront les suivantes: les étrangers ne comprennent pas ce qui nous intéresse nous autres officiers et ingénieurs soviétiques. Ils s'imaginent parfois que nous sommes bouche bée devant leurs édifices grandioses, leurs machines et leurs perfectionnements techniques. Non, car sur le plan de la technique, nous acceptons la comparaison avec certaines usines de chez nous.

Ce qui nous passionne en vérité, c'est la position qu'occupe l'homme dans le système des rapports entre l'Etat et la Société. Oui, en Occident, l'homme bénéficie de droits et de liberté qu'on ne connaît plus chez nous.

* * *

Cependant l'époque de mes vacances était venue. Mes camarades me félicitaient de pouvoir, durant un mois et demi, oublier les soucis de Berlin et aller me reposer chez moi. Avec mes deux marins je venais de rentrer de la Thuringe et de la Saxe, ayant contrôlé des usines, mis à tour de bras du matériel sous séquestre, requis la production en cours et préparé des projets pour le compte des services des réparations. Je m'étais rendu compte au cours de ce voyage à quel point ce temps passé hors de la Russie m'avait déjà marqué. Je me sentais confusément arraché à l'orbite dans laquelle doit se mouvoir obligatoirement un citoyen soviétique. Pourtant, pourtant... Ces vacances signifiaient pour moi le retour vers le pays natal.

Je décidai de me rendre en URSS après en avoir parlé à André Kovtoune. Et ce dernier s'arrangea pour partir avec moi. Notre programme était le suivant: arrêt à Moscou, départ pour notre ville natale dans le midi, puis deux semaines de complète paresse sur les rives de la Mer Noire.

* * *

Jusqu'à Brest-Litovsk, notre train roule sans encombre. Nous avons de la chance car souvent les trains militaires soviétiques de la ligne Berlin-Moscou sont mitraillés par des partisans polonais qui errent dans les forêts. A Brest-Litovsk, premier contact avec le contrôle de la MGB. Un lieutenant en casquette verte examine les documents d'un capitaine de l'armée régulière qui se tient devant nous.

– Pourquoi, camarade-capitaine, n'avez-vous pas laissé vos armes personnelles au lieu de votre service en Allemagne?

– Je ne connais aucun ordre m'obligeant à le faire, répond le capitaine.

– Une fois arrivé au terme de votre voyage, veuillez déposer votre pistolet à la Kommandantura locale!

– Les voilà bien les règles délicieuses du temps de paix, grogne le capitaine à mi-voix. On dirait qu'ils se méfient...

En attendant l'heure du départ du train de Moscou, nous nous sommes installés au buffet de la gare. Les officiers polonais coiffés de leur "confédératkis" quadrangulaire, sont très nombreux autour de nous. Ils parlent tous le russe entre eux et n'ont recours à la langue polonaise que pour proférer des jurons. Ce sont des officiers des troupes soviétiques du maréchal Rokossovsky stationnés en Pologne et déguisés en officiers polonais. Quelques-uns bavardent avec les officiers de notre Administration Militaire en permission.

– Alors comment ça va en Allemagne? demande un officier dont l'accent est celui de Sibérie bien que sa casquette soit ornée de l'aigle de Pologne. Les Allemands font-ils du grabuge?

– Penses-tu, répond un lieutenant, c'est un peuple discipliné. On leur a dit que c'était défendu de faire du bruit...

– Pas possible! Il n'en est pas de même ici, avec nos gracieux seigneurs... Chaque nuit ils nous distribuent coups de poignard et coups de feu! Et désignant l'aigle polonais de sa casquette, il ajoute: et un poulet comme celui-là ne me protège nullement!

– Vous ne savez pas vous faire respecter!

– Ne parle pas trop vite, dit un autre officier en uniforme polonais. Durant la guerre, Staline avait lancé seize ordres du jour pour exprimer sa satisfaction à Rokossovsky. Et depuis un an qu'il est en Pologne, Rokossovsky a reçu de Staline vingt engueulades par écrit. Tout cela à cause des Polonais! Ils tirent sur toi à bout portant. Et toi, tu n'as pas le droit de les toucher du doigt, sinon tu es passible du tribunal! Question de politique!

Le Sibérien ajoute:

– Ça a bardé, il y a quelques jours, à Gdynia. Il y avait une flottille de nos canonnières dans le port. Et nos marins sont descendus pour se ballader un peu. Ils n'ont pas fait trois pas que des Polonais leur cherchent querelle. Des injures pleuvent des deux côtés. Et quelques minutes après, une foule de Polonais se rassemblent. Quel bazar! Crânes fracassés à coups de poing, couteaux de tous calibres et pistolets déchargés au hasard... Plusieurs de nos marins ont été tués. Comme ça en plein jour!...

– Et après? questionne le lieutenant de l'Administration Militaire.

– Tu sais toi-même que les marins sont des gars d'une espèce un peu particulière. Alors, ils ont eu recours au canon de l'artillerie légère de la flottille. Ça été un feu d'enfer qui a balayé le port... Quel poivre pour les Polaks! Après cela on a ramassé durant des jours sur les toits des maisons, les tripes de nos illustres seigneurs... Mais j'ajoute que le commandant de la flottille a été déféré devant le tribunal militaire et le Kremlin a adressé un autre blâme à Rokossovsky…

Alors qu'André et moi nous nous levons pour sortir, un des officiers "polonais" m'interpelle:

– Mon commandant, ne vous attardez pas en ville après la tombée de la nuit!

* * *

Derrière la vitre du compartiment glisse lentement le paysage misérable de la Biélorussie. Partout comme pendant la guerre, des ruines et des masses de briques calcinées. Les silhouettes humaines sont très rares, aussi déguenillées et misérables qu'il y a un an... qu'il y a dix ans! Jamais mon pays natal ne m'a paru aussi désespéré, aussi gris. Kovtoune me propose brusquement:

– Il faut que je me procure une bouteille de vodka!

– Mais, André, tu ne bois jamais!

– C'est pour toi! car je veux qu'on soit gai autour de moi. Ce n'est tout de même pas à un enterrement que nous allons.

Au premier arrêt, André qui m'a quitté précipitamment, revient quelques minutes après en brandissant un paquet:

– J'ai réussi mon affaire! Le commandant du poste de la gare venait de confisquer cette bouteille à un voyageur, je la lui ai confisquée à mon tour. C'est tout l'avantage de porter comme moi la casquette rouge! Tiens, bois à ma santé.

Le compartiment de première classe est éclairé par une seule lampe. Mais on y voit suffisamment pour remplir le verre... Berlin est derrière, Moscou est devant moi, la vodka me semble bonne... Kovtoune devient de plus en plus loquace. Tandis que je suis étendu confortablement sur la banquette, il s'est assis en face dans cette attitude de jeune paysan-cosaque, puissant et maladroit que je lui ai connue autrefois:

– Depuis quelques mois, je pense de plus en plus souvent à Dieu. Tu auras sans doute peine à me croire? Ceux qui croient en Lui ont probablement de la chance. Ce n'est pas mon cas, mais je raisonne ainsi. Il vaut mieux croire en un Dieu inexistant mais d'une pureté absolue qu'en des scélérats et des imposteurs qui eux existent bien!...

La confession de Kovtoune est brusquement interrompue par un bruit étrange. Dans le couloir du wagon, des hommes avancent lentement, hurlant à tue-tête et tapant avec des bâtons entre les parois du wagon, et s'approchent de notre compartiment. On les entend ouvrir avec désinvolture, les portes des compartiments voisins et interpeller les voyageurs. Bientôt leurs pas s'arrêtent devant notre porte qui s'ouvre avec fracas. Une voix brutale dit:

– Et ici, quels sont les cocos qui roupillent? Un homme trapu se tient dans l'encadrement. Une capote de soldat sans épaulette jetée sur ses épaules, sur sa tête une casquette militaire enfoncée jusqu'aux yeux et qui porte encore la trace d'une étoile à cinq branches: c'est bien la tenue ordinaire des soldats démobilisés. Je regarde l'inconnu et remarque que sa manche gauche, inutile, est nouée à la ceinture. Dans son unique main, l'homme tient un objet lourd enveloppé dans du papier. Derrière cet invalide, on aperçoit son compagnon vêtu également d'un uniforme en haillons, l'une de ses jambes remplacée par un appareil de prothèse en bois. Le premier, d'une voix narquoise et chantante s'exclame:

– Ah! Ici c'est un citoyen-camarade Major de la Sécurité de l'Etat qui se bichonne! Vous n'arrivez donc pas à vous endormir, citoyen-camarade?

– Et vous-même? Que faites-vous à rôder au milieu de la nuit? demande Kovtoune d'une voix sévère.

– Nous maintenons l'ordre, camarade-major. On ne sait jamais, nous pouvons découvrir un voyageur qui a une valise de trop ou des chaussures qui lui font mal aux pieds...

L'homme à la jambe de bois intervient:

– Ils se la coulent douce! Et ils lèchent la vodka à plein verre.

Les deux invalides ont un sourire de défi. Barrant le chemin, ils cherchent manifestement un prétexte d'altercation, et échangent entre eux des propos orduriers et nous dévisagent avec arrogance. Le manchot continue de cogner la paroi avec son paquet qui rend un son métallique et l'homme à la jambe de bois bat la mesure avec son pilon. Je jette un coup d'œil inquiet sur André dont le revolver est déposé dans le filet, juste au-dessus de sa tête.

– Que portez-vous là, sur la poitrine, citoyen-camarade major? demande soudainement le manchot en désignant de son unique main un petit ruban vert et rouge. Auriez-vous appartenu aux partisans?

Dans la voix de l'invalide, l'hostilité a fait place à l'étonne-ment et à l'incrédulité. Mais Kovtoune se borne à hocher affirmativement la tête. L'homme entr'ouvre sa capote, frappe sa poitrine et montre sur une vieille chemise américaine décolorée, une longue rangée de décorations et de médailles.

– Nous aussi nous sommes des partisans! Et voilà le ruban de la même médaille.

II n'y a plus dans le regard de cet homme aucune arrogance, mais une douceur pleine de tristesse. On dirait qu'il se souvient du temps où, dans les forêts immenses de la Russie, assis la nuit près d'un feu, il discutait avec un major semblable à celui-là. Kovtoune qui semble deviner les pensées du mutilé, lui désigne un verre de vodka plein jusqu'au bord et d'une voix mâle et joyeuse l'invite:

– Alors! qu'on m'avale ça d'un seul trait!

Les deux hommes hésitent. Enfin l'unijambiste s'avance maladroitement jusqu'à la table, prend délicatement le verre avec ses doigts grossiers et dit d'une voix solennelle:

– Pour le rêve mort des partisans! Il vide le verre d'un seul trait et ayant essuyé la bouche du revers de sa manche, il se tourne vers Kovtoune:

– Excusez-moi, camarade major de la MGB, ce n'est pas mon rôle de boire à votre santé, mais c'est celui du Diable! Qu'il ingurgite donc en votre honneur des litres de vodka dans l'autre monde.

C'est dans notre compartiment un nouveau moment de silence angoissant. Je regarde encore une fois le revolver qui se balance dans le filet. Mais André Kovtoune, qui paraît satisfait, réplique:

– Voilà un vrai partisan! Il sait dire ce qu'il pense! Allons les gaillards, entrez, asseyez-vous et dites-moi sur quel front vous avez fait la guerre?

Les deux invalides devenus voleurs professionnels s'installent près de nous. La société soviétique les a jetés pardessus bord comme de vieux objets inutiles. Mais ici, pour quelques instants, ils redeviennent des hommes. Et quand, tout à l'heure, ils nous quitteront, l'unijambiste nous saluera en ces termes:

– C'est l'heure de s'en aller! Excusez-nous, camarades-officiers et ne m'en veuillez pas, camarade-major de la Sécurité de l'Etat. Nous souffrons trop de vos semblables pour avoir envie de nous taire. Mais rappelez-vous d'une chose: vous avez tort de porter l'immonde casquette rouge... Il se peut qu'à votre tour la vie vous inflige une dure leçon! Malgré tout, merci de tout cœur pour la vodka...

Après leur départ, André Kovtoune dit sans me regarder:

– Durant la guerre, je partageais le pain avec ces hommes-là! Maintenant je suis considéré par eux, comme un ennemi...

* * *

Aujourd'hui, dans les rues de Moscou, les passants nous suivent du regard... Est-ce notre uniforme "d'équipement étranger", d'une élégance un peu provocante qui nous fait ainsi remarquer? Est-ce notre maintien plein d'assurance? Etrange sensation. Pour la première fois, je me sens dans mon propre pays "in tourist" (touriste étranger). Dès les premières heures de notre séjour à Moscou, nous avons décidé d'aller saluer Aline, une de nos jeunes camarades de l'Université dont Kovtoune est amoureux. Ce dernier semble mettre dans cette rencontre les derniers espoirs de sa vie.

Avant d'aller retrouver Eugénie, je décidais de suivre André. Un pressentiment m'avertissait qu'un malheur le guettait. Quant à lui, plein d'une joyeuse confiance, il téléphonait à la direction de l'entreprise où Aline était ingénieur. On lui répondit qu'Aline n'appartenait plus au personnel de l'établissement, mais on ne lui donnait aucune autre explication. Après une rapide enquête, il obtenait l'adresse actuelle d'Aline, dans la grande banlieue, à une heure de train de la capitale.

Nous voici devant une bicoque délabrée. Je frappe quelques coups sur une porte branlante. Je reconnais tout de suite Aline qui vient ouvrir. A l'étonnement de son regard, succède la frayeur lorsqu'elle aperçoit la silhouette de deux officiers. La scène qui se déroule ensuite est extrêmement courte et pénible. Le regard de la jeune fille s'accroche avec incrédulité et épouvante sur la casquette rouge de la MGB et les galons d'André Kovtoune. Aline s'étant retirée dans le fond de la pièce, nous entrons derrière elle, sans paraître remarquer l'aspect misérable des lieux. Sans tourner le dos, elle me dit:

– Grégoire, ferme la porte, s'il te plaît. Elle semble ignorer la présence d'André. D'une voix tremblante, ce dernier demande:

– Aline, que signifie tout cela? Pourquoi es-tu ici et dans de telles conditions?

– Dites-moi plutôt ce que vous devenez tous les deux?... Mais elle évite de s'adresser directement à André. Elle supporte notre présence avec beaucoup de peine. Je souhaite que cette scène se dénoue rapidement. Mais Aline se tourne vers nous, décidée:

– On m'a enlevé mon enfant. On m'a expulsée de Moscou parce que je suis une ennemie du peuple! Et ce sont des hommes vêtus du même uniforme que le tien, André, qui sont venus me chercher...

– Tu es donc mariée?

– Non, mais regarde... La jeune femme lui désigne un petit cadre en bois posé sur la table de nuit. André regarde avec avidité. Et ses yeux de major de la Sécurité de l'Etat rencontrent ceux, souriants, d'un jeune lieutenant allemand. Je voudrais intervenir, mais je ne trouve rien à dire. Tout cela est affreusement banal et en même temps irréparable...

Aline s'est approchée de la porte, l'ouvre et, muette et pâle, attend que nous partions. Je me lève et regarde André. Recroquevillé sur sa chaise, il semble frissonner de tout son corps et prostré. Puis, il se lève lourdement et tant la main à Aline. Mais celle-ci regarde ailleurs sans vouloir remarquer cette main tendue vers elle. Sans mot dire, je quitte le premier la pièce et invite André à me suivre.

Durant le retour et jusqu'à la gare de Moscou, nous sommes restés silencieux. Je me rends compte que Kovtoune voudrait être seul. Mais je ne veux à aucun prix l'abandonner. Nous revenons ensemble à l'hôtel où nous sommes descendus le matin. Mais aucune conversation ne paraît possible. Toute la nuit, je suis resté étendu sur mon lit, luttant contre le sommeil pour veiller sur le repos de mon ami. Les heures s'écoulent lentement. A travers la fenêtre ouverte étincellent les étoiles de rubis des tours du Kremlin. Kovtoune, qui n'a cessé de s'agiter sur sa couche, ne s'est pas endormi. Et à l'aube, il me semble l'entendre murmurer quelque chose. Est-ce une prière?

De l'autre côté de la Moscova la vieille horloge du Kremlin sonne en annonçant le jour.

* * *

Durant mon séjour à Berlin, j'avais peu écrit à Eugénie. La censure militaire m'empêchait de dire dans les lettres tout ce que j'avais pu voir à l'étranger. Me refusant à lui écrire des banalités, je préférais attendre les nuits où j'étais de service pour l'appeler sur la ligne téléphonique directe Berlin-Moscou. Pendant des heures duraient entre Eugénie et moi des dialogues interminables qui n'avaient rien à voir avec les habituelles conversations du Maréchal Sokolovsky avec les hautes personnalités politiques. Les hommes de la MGB qui demeuraient aux écoutes pouvaient lire tranquillement un roman sans se donner la peine de faire marcher leurs disques.

En me rendant aujourd'hui chez Eugénie, je me sens très ému. Dans la maison, je trouve Anna Pétrovna assise seule dans son salon, s'embêtant à mourir. Dès mon arrivée, elle se cramponne à moi pour me poser des questions sur Berlin, et me raconter les derniers potins du Kremlin. Nicolas Serguevitch, le père d'Eugénie, est revenu à Moscou après la fin de la guerre contre le Japon. Bien que n'ayant pas été promu maréchal, il occupe un poste important dans Moscou même. Quelles étaient ses nouvelles fonctions? Anna Pétrovna n'en savait rien, comme à l'ordinaire. Elle vivait encore dans l'angoisse, s'attendant à chaque coup de téléphone, à recevoir la nouvelle que son mari était parti encore pour une direction inconnue.

Mais un coup de sonnette, des pas jeunes et vifs, et voilà Eugénie. Dès les premiers mots échangés, elle me propose de la suivre pour quelques jours à la campagne. Je lui sais gré de vouloir revenir dans cette petite villa où nous avions vécu au début de la guerre, les premiers mois de bonheur. Elle a déjà fait mes valises, emportant mes vêtements civils. Assise au volant de son "capitaine", elle m'emmène à toute allure à travers champs et forêts. Puis, quittant la route nationale, elle s'engage dans un petit chemin. Je suis pris d'inquiétude:

– Génia, as-tu une carte dans la voiture?

– Pourquoi as-tu besoin d'une carte, je connais parfaitement la route... Il m'avait semblé que nous passions non loin du patelin où j'étais allé, la veille, avec André. Je n'avais nullement envie qu'Aline m'aperçoive de sa fenêtre dans une luxueuse voiture et jouissant apparemment d'un bonheur sans nuage. Mais voici déjà notre jardin éclairé par les derniers rayons d'un soleil de septembre. Dans le salon, nous allumons un feu de cheminée. Eugénie ne cesse de me questionner sur mon séjour en Allemagne. Je m'efforce de la satisfaire, mais toujours elle me questionne:

– Pourquoi as-tu maigri d'une façon tellement effrayante?

– Je me porte à merveille. C'est peut-être le surmenage de notre vie berlinoise...

– Non, non, Gricha. Tu as une mine épouvantable. Quelque chose doit te ronger intérieurement.

– Peut-être, mais je ne m'en rends pas compte moi-même!

– Mais moi je m'en rends compte pour toi! J'ai cru tout d'abord qu'il y avait un nuage entre toi et moi... Maintenant, je vois que c'est tout autre chose. Essaie d'oublier!

En effet, j'oubliais tout.

* * *

Trois jours plus tard, alors que nous allions dîner, nous entendîmes une voiture s'arrêter devant le perron. Quelques minutes après, Anna Pétrovna, élégante et pomponnée, entrait dans le salon avec un petit rire satisfait. Derrière elle, deux officiers supérieurs en uniforme: Nicolas Serguevitch, le père d'Eugénie et son ami, le général-colonel Klykov. Ils étaient tous de bonne humeur et notre villa se remplit soudain de bruits et d'éclats de rire.

– C'est vraiment remarquable, s'écria le général-colonel. A peine arrivés, nous sommes devant une table prête pour le dîner. Et quelle table! Une nappe en dentelle, des fleurs... Nicolas Serguevitch, ta fille est une véritable fée.

– Ne crois tout de même pas que c'est pour nous qu'elle s'est donné tant de mal!

Puis se tournant vers sa fille, le général lui dit d'un air cérémonieux: Eugénie Nicolaevna, veuillez nous pardonner de troubler votre quiétude. Nous permettez-vous de nous joindre pendant quelques heures à vous? Peut-être aurez-vous l'infinie bonté de nous dire pourquoi vous avez fichu le camp sans laisser un seul mot?

Puis se tournant vers moi:

– Toi aussi tu ne vaux guère mieux! Il a suffi de te déguiser en civil pour oublier les convenances les plus élémentaires! Dès le premier jour de ton arrivée, tu aurais dû venir me saluer, ne fût-ce que parce que j'étais ton supérieur hiérarchique! Ah, cette jeunesse!...

– Mais nous nous préparions justement à aller vous voir... commença Eugénie.

– C'est sans doute pour cela que tu vas te mettre à table! Tu me prends donc pour un parfait crétin. Eh bien, pour te punir, nous allons t'imposer toute la soirée notre société!

Nous voici tous autour de la table. Et le père d'Eugénie se tourne vers moi, lui aussi pour me questionner:

– Et maintenant, Gricha, raconte tout en bon ordre! Comment est la vie en Allemagne?

– Ca va à peu près.

– Comment se débrouille là-bas Sokolovsky?

– Il fait ce que Moscou lui ordonne, dis-je en souriant malgré moi. Ici, vous savez mieux que nous de quoi il s'occupe!

Une discussion générale s'engage, les deux généraux voulant sans doute profiter de leur retraite campagnarde pour échanger des idées:

– Jusqu'à maintenant, les "patrons" poursuivent nettement une politique pan-slave, remarque le général-colonel.

Selon la terminologie en usage, "patrons" désigne le Kremlin et le Politburo.

– Ce n'est là qu'une politique et la politique est faite pour camoufler les buts réels qu'on poursuit. Il serait fâcheux de ne pas mettre actuellement à profit toutes les possibilités qui s'offrent à nous. Une moitié de l'Occident nous appartient. L'autre moitié nous attend afin que nous y mettions un peu d'ordre.

Tandis qu'il parle, une mouche se traîne, somnolente, sur la nappe. Elle semble ne savoir où aller. Le père d'Eugénie, avec un sourire dédaigneux et sans se hâter, prend la mouche entre ses doigts:

– Le voilà, l'Occident! II ne s'agit même pas de lui faire la chasse, il suffit de tendre la main...

– Tu vas trop loin, Nicolas Serguevitch! Tu places les intérêts d'un système plus haut que les intérêts de ton peuple et de ton pays!

– C'est comme ça que doivent raisonner les vrais communistes!

– Ce que tu dis, Nicolas Serguevitch, concerne la théorie. Mais sur le plan des réalités, cela signifie la guerre!

– Mais c'est pour faire la guerre et non pour jouer aux billes que nous sommes tous les deux généraux!

– Mais un général doit être avant tout un citoyen de son pays!

Depuis quelques instants Eugénie qui ne s'intéresse nullement à la discussion, jette un regard tantôt sur la pendule, tantôt vers la fenêtre. Brusquement, elle se lève:

– Continuez, si vous voulez, de partager l'univers comme il vous convient! Quant à nous, nous allons faire une promenade en auto.

– C'est le clair de lune qui te met dans cet état? Eh bien, allez, mes enfants!...

Le paysage lunaire est merveilleux. Mais je reste silencieux.

– Pourquoi n'as-tu pas desserré les dents, Gricha?

– Mais que pouvais-je dire?

– Ce que disaient les autres.

– Il m'est impossible de parler dans le même sens que ton père. D'autre part, je ne pouvais pas approuver le général Klykov.

– Et pourquoi?

– Tout simplement parce que je ne suis pas le général Klykov! Ton père ne me permettra jamais de tenir les propos qu'il tolère de la part de Klykov. Car, Génia, t'en rends-tu bien compte? Klykov dit des choses très imprudentes...

* * *

Quelques jours plus tard, nous sommes tous les deux de retour à Moscou. Je profite de quelques après-midi, pour rendre visite à des amis. Mais je les trouve tous préoccupés et sombres. Dans toutes les conversations, se glissent maintenant la réserve et la méfiance, surtout lorsque je leur dis qu'à Berlin il m'arrive d'avoir à faire aux Américains et même, de leur serrer la main...

Nous sommes bientôt invités par Nicolas Serguevitch à partir pour Yaroslav où habitent ses parents. Anna Pétrovna m'a déjà raconté que la famille de son mari était de simples paysans qui aimaient travailler la terre et ne voulaient rien connaître de la vie luxueuse et agitée de la capitale. Puisqu'il ne voulaient venir à nous, il fallait bien aller à eux. Je consentis avec joie à être du voyage. Une fois sortis de Moscou nous rencontrons sur les routes, des ouvriers vêtus de vieux habits graisseux qui avancent sans hâte, sans parler les uns aux autres, sans regarder ni à droite ni à gauche. Ils vont à leur travail avec une indifférence morne et grise. Quel contraste avec les ouvriers rencontrés sur les routes d'Allemagne!...

Vers midi, nous approchons du but de notre voyage. On ne voit ni bétail ni volaille. On n'entend même pas l'aboiement d'un chien. La campagne russe semble abandonnée de ses habitants.

A l'extrémité d'un village, une isba. Nous descendons de voiture, mais personne ne vient à notre rencontre. Ayant franchi sans frapper 'l'entrée, nous nous heurtons à une fillette de huit ans environ qui, seule, chantonne en berçant un bébé qui dort dans un berceau accroché au plafond.

– Bonjour, ma belle, lui dit le général. Où sont les autres? Tu as perdu ta langue?

Le général se tient au milieu de la pièce dans une attitude de conquérant. Derrière un rideau apparaît alors une tête aux cheveux gris en broussailles.

– Ah, c'est toi, Nicolas, dit une voix de vieillard. Te voilà encore!...

– Mais oui, père! Qui veux-tu que ce soit? Je t'ai apporté quelque chose de bon pour que tes os te fassent moins mal.

Et je n'ai pas oublié un autre remède, une bouteille de vodka... Qu'en penses-tu?

– Tu aurais mieux fait de m'apporter du pain!

– Alors, Maroussia, dit à la petite le général feignant de ne pas entendre les derniers mots de son père, file chez le président du kolkhose. Dis-lui de faire rentrer à la maison tous les membres de la famille et dis-lui aussi que le général est arrivé!

Pendant que je dépose les innombrables paquets que le général apporte en cadeaux, apparaissent les uns après les autres les habitants de l'isba. Selon la coutume de nos villages, ils saluent tous en silence, puis vont s'asseoir d'un air maladroit et gêné. Aucun ne manifeste de la joie. Le dernier qui vient d'entrer est un invalide s'appuyant sur une canne, cousin germain du général et magasinier du kolkhose.

Le vieux père se tourne vers l'une des femmes présentes:

– Dresse la table, Séraphine, puisque des visiteurs sont arrivés, nous allons dîner.

Lorsque chacun a pris place par ordre d'ancienneté, le vieux s'adresse à son fils:

– J'espère que tu ne manges pas souvent des pommes de terre, Nicolas, car aujourd'hui il va falloir que tu en manges, ici ça remplace le pain!

– Mais où est votre pain? Le kolkhose ne vous a pas encore livré votre part?

– Tout, jusqu'au dernier grain, a été livré à l'Etat, et nous sommes encore en dette avec les autorités! Il paraît que la sécheresse a empêché la réalisation du plan des travaux agricoles? Alors nous mangeons des pommes de terre et personne ne sait ce que nous mangerons cet hiver?

– Ne t'inquiète pas, dit le général en désignant les paquets que nous avions apportés. Voilà du pain...

– Nicolas! s'écrie le vieux en donnant un grand coup de sa cuiller sur la table. Si tu n'étais pas mon fils, je t'aurais prié de partir! C'est pour faire cette plaisanterie que tu arrives à la campagne en apportant du pain de la ville? D'ailleurs, la coutume veut que les invités mangent la même chose que les maîtres de la maison...

Le général ne dit plus mot. Avec une gaîté trop bruyante pour être sincère, il pèle les pommes de terre en s'efforçant de paraître à son aise et tend joyeusement son bol quand son tour est venu de recevoir sa portion de borsje.

– Quel est ce dîner sans vodka! remarque gaiement le général.

Il se lève et sort une bouteille de ses paquets. Les hommes présents le regardent faire avec plaisir. Après la première, une seconde. Le dîner paysan composé de pommes de terre et de borsje n'est pas long à avaler. Le général me fait un signe discret. Quelques minutes après la table est recouverte d'une quantité impressionnante de bouteilles et de boîtes de conserves portant les étiquettes de tous les pays du monde. Le vieux père veut d'abord protester, mais il se contient. Puis jetant un regard coléreux sur les bouteilles et les boîtes, il grogne:

– Pillard! Ah, nous en voyons de belles! Il n'y a pas de pain en Russie! Eh bien moi, je ne mangerai rien de ces horreurs, volées on ne sait où?

Le général prononce avec emphase:

– Nous avons gagné la guerre, eh bien maintenant, il faut gagner la paix.

– Quelle paix? C'est encore la même rengaine, grogne le vieux, prolétaires de tous les pays, unissez-vous! Nous sommes bien des prolétaires, nous autres, et mon ventre vide me le rappelle tous les jours. Mais en ce qui concerne la solidarité du prolétariat, je ne pige pas. Est-ce que cela signifie que les autres doivent avoir faim aussi? Nicolas, ne mens pas! As-tu vraiment oublié tout ce qui nous a été promis pendant la guerre? Pourquoi a-t-on ouvert les églises? Pourquoi as-tu mis sur ta poitrine des décorations tsaristes? On nous avait promis la liberté et la terre! Où les vois-tu?

– On ne peut tout réaliser d'un seul coup!

Le vieux promène un regard de défi sur les assistants. Mais personne ne proteste et le vieux continue:

– Nicolas, ne me raconte plus de sornettes. Je me rends compte de quoi tu t'occupes! Tu crois que je ne sais pas depuis vingt ans pourquoi tu galopes dans différents pays en brandissant une torche? Tu crois que je ne sais pas pourquoi on t'a donné toutes ces ferrailles! -- et du doigt il désigne les décorations de son fils: Lorsque tu étais couché dans ce berceau, il n'y avait pas seulement du pain dans cette maison! Notre demeure était une coupe pleine! Maintenant tu es général, mais dans ce même berceau, est couché un enfant de ta famille, qui, lui, hurle de faim! Qu'as-tu fait de ta conscience, Nicolas? En tout cas, je ne veux plus qu'il soit question, ici, dans cette maison, de prolétaires et de prolétariat! S'il y a des prolétaires dans le monde, ce sont les paysans russes et s'il faut aller délivrer des peuples, c'est certainement nous avant tous les autres! As-tu compris Nicolas. Note-le une fois pour toutes!

Et le général ne réplique pas un mot. Selon l'antique loi ancestrale, loi de l'ancienneté, le dernier mot reste à celui dont les cheveux indiquent la sagesse.

* * *

Encore une semaine dans Moscou. Une vague tristesse me dévore. On dirait que j'ai peur de rater un train.

André Kovtoune est parti pour quelque temps dans un sanatorium du Caucase. Je n'ai plus guère envie d'aller dans ma ville natale. Les cadeaux que j'ai apportés de Berlin, je les envoie par la poste. Non, décidément, je n'ai plus le cœur de m'enfoncer plus loin dans le pays. Lorsque j'avais quitté Berlin je ne ressentais aucune fatigue physique. Après ce séjour en Russie, je suis pris d'une fatigue mortelle et d'un besoin de solitude.

Un soir que je suis seul avec Eugénie, je lui parle de mon départ. Et Eugénie me dit avec tendresse:

– Donc, Gricha, tu es fermement décidé à faire ce que tu veux faire? Et si je pars avec toi à Berlin?

– Ma position est trop incertaine, Génia, je ne puis risquer de mettre en jeu ton avenir...

– S'il doit en être ainsi!... murmure Eugénie. Il y a trois semaines que j'ai quitté Berlin et j'ai encore devant moi trois autres semaines de permission. Qu'importe! Seul, un matin, ayant fait une petite valise, je me glisse comme un voleur vers l'aérodrome central. J'ai déjà pris mes précautions par téléphone. Dans les avions qui partent pour Berlin il y a toujours des places disponibles.

Puis, le cœur serré à se rompre, j'entre dans une cabine téléphonique et appelle Eugénie.

– Génia, je téléphone de l'aérodrome. Je suis convoqué d'urgence à Berlin!

– Tu mens, petit Gricha. Mais je ne t'en veux pas. Pourtant j'avais cru qu'avant de partir tu viendrais m'embrasser une dernière fois...

Je veux dire encore quelque chose, mais Eugénie a déjà raccroché. Une demi-heure plus tard l'avion décolle. Et pour la première fois je ne regarde pas par la fenêtre. Non que je me réjouisse de ce qui m'attend. Mais je m'efforce de ne plus penser à ce que je laisse derrière moi.


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