Gregory Klimov. Berliner Kreml

Histoire De Lise

lise était une petite fille charmante. Accompagnée de sa vieille gouvernante, elle se promenait sur le boulevard Gogol et les promeneurs disaient d'elle:

– Voyez quelle sage petite fille!

Lise entendait ces propos flatteurs. Elle en prenait prétexte pour arranger fièrement les plis de sa robe de velours et pour s'adresser en allemand à sa gouvernante en parlant très haut. On chuchotait alors autour d'elles:

– Ce sont probablement des étrangers!

Le père de Lise était de ces hommes qui savent s'adapter à tout dans la vie. Il adhéra au parti communiste juste au bon moment et sut y dire ce qu'il fallait et quand il le fallait... En vérité, il savait encore mieux se taire. Grâce à ses qualités, il devint rapidement l'un des dirigeants d'un grand trust d'Etat à Moscou. Dans la hiérarchie sociale, il était placé assez haut pour tirer profit de sa situation, pas assez pour être considéré comme responsable et assumer des risques.

Ce père prévoyant éleva ses deux fils en leur inculquant les principes qui lui avaient si bien servi. Puis il maria ses filles à des hommes qui non seulement gagnaient de bons salaires, mais se targuaient aussi d'appartenir au "grand monde" soviétique.

Lise était la cadette et la préférée du père. Après avoir terminé l'école secondaire, elle lui demanda conseil sur le choix de son avenir. Le père décida que la jeune fille ferait sa demande d'admission à l'Institut des langues étrangères de Moscou (MIA). Perspective agréable! Ceux qui terminaient les cours de la MIA voyaient s'ouvrir devant eux les portes du Ministère des Affaires Etrangères, du Ministère du Commerce Extérieur, et de bien d'autres sanctuaires dont on ne prononce le nom qu'à mi-voix. Parmi les jeunes filles de Moscou, circulent des légendes dorées au sujet d'un imposant immeuble de couleur jaune situé dans la rue Métrostroyevsk. C'est là entre les murs de la MIA qu'on rêve des lointains pays étrangers, c'est là qu'en respirant les parfums de ceux-ci, de jeunes têtes sont prises de vertige.

Grâce aux connaissances de la langue allemande, acquises dès son enfance, grâce surtout aux relations de son père. Lise fut admise dans l'institut sans aucune difficulté. Dès les premiers mois d'études, ses professeurs remarquèrent ses capacités exceptionnelles et sa grande application. Elle ne tarda pas à devenir le point de mire de la classe, admirée par les uns, détestée par les autres.

La première année d'études fut pleine d'intérêt et de facilité. Et c'est sans difficulté que la seconde année commença. Un vent froid balayait la rue Métrostroyevsk, lorsque, un matin d'automne, Lise gravit hâtivement les marches de l'Institut. Une humidité pénétrante refroidissait les couloirs. Les mains enfouies dans les poches de son manteau, la jeune fille se dirigeait vers la salle de conférences, espérant avoir le temps de bavarder avec des amies avant que ne commencent les études. Mais elle eut à peine le temps de s'approcher d'un groupe d'étudiantes car le doyen de la classe la prenant par le bras, l'attira dans un coin:

– Lise, tu es convoquée dans le spetzotdiel (section spéciale). Ordre de t'y présenter immédiatement, lui chuchota-t-il sévèrement à l'oreille.

A ces mots, le cœur de Lise se serra.

Le spetzotdiel de l'Institut se trouvait dans un local voisin du cabinet du recteur, mais aucun étudiant ne savait exactement à quoi servait ce spetzotdiel. Toutes les hypothèses étaient permises. Les portes du spetzotdiel s'ouvraient rarement. Et ceux qui en sortaient se glissaient comme des ombres, n'entrouvrant la porte que juste pour le passage et la fermeture sans bruit.

Ayant légèrement frappé, elle ouvrit cette porte pour recevoir au visage un souffle d'air chaud:

– Oh! Oh! le cabinet du recteur n'est pas chauffé tandis que celui-ci...

Une femme aux gestes pleins d'assurance était installée devant un vaste bureau. Les femmes qui assument des fonctions, d'hommes ont habituellement ces manières-là, un peu ridicules. Sans retirer une cigarette de sa bouche, cette femme prit un dossier dans le coffre-fort et le plaça devant elle de façon à ce que Lise ne put en voir une ligne. Les minutes semblaient interminables. Et Lise contemplait mélancoliquement à travers les fenêtres les arbres et les toits des maisons. Elle ne savait, elle-même, pourquoi, mais elle craignait brusquement ou d'être arrêtée ou d'être chassée. Mais la femme aux manières malculines lui tendit une enveloppe:

– Présentez-vous ce soir à 9 heures à l'adresse indiquée. Lise jeta un regard sur cette enveloppe pour y lire des mots qui semblèrent danser: "Place Loubianka, Escalier 8, Bureau N° 207." A neuf heures moins cinq, Lise pénétrait dans la Direction centrale de la NKVD par la porte monumentale cerclée de bronze. Formalités d'usage, ascenseur, défilé des étages, enfin la porte N° 207. Lise veut frapper mais ses doigts touchent à peine le panneau...

– Entrez! répond tout de suite une voix agréable et douce. Vous êtes tellement exacte, c'est un bon signe!

Un jeune homme en civil, visage ouvert et souriant, la conduit courtoisement jusqu'à un fauteuil. Et lui offrant une cigarette, il continue:

– Très heureux, très heureux de vous connaître! Que désirez-vous du thé ou du café?

Mais sans attendre la réponse il appuie sur un bouton. Quelques instants plus tard, Lise avait devant elle un plateau nickelé portant café, gâteaux et bonbons de chocolat. Le jeune homme lui exposait déjà avec aisance les raisons qui avaient motivé leur rencontre:

– Notre rôle ne consiste pas uniquement à châtier les ennemis du pouvoir soviétique, mais à assurer aussi le développement et l'épanouissement de nos meilleurs éléments, de ceux qui en valent la peine. D'après les renseignements dont nous disposons à votre sujet, nous estimons a priori que notre devoir est de nous occuper de vous et de votre avenir.

– Je suis encore bien jeune...

– Oui, je comprends! Vous avez toujours voulu prouver par des actes votre dévouement au parti, mais vous n'en avez pas encore eu l'occasion. C'est bien cela?

– Oui, je me suis toujours efforcée, murmurait Lise. Je suivais régulièrement les réunions du Komsomol.

– Nous vous aiderons. C'est plus facile à mettre en pratique qu'à expliquer avec des mots. Nous n'aimons pas le bavardage superflu...

* * *

Pendant la guerre il ne restait dans Moscou que peu d'Allemands. Seuls quelques antifascistes qui avaient eu la chance de survivre aux purges successives. C'est parmi ces derniers que Lise fit bientôt son apparition. Mais les résultats de son travail ne pouvaient être que maigres, car n'étaient restés en liberté que les Allemands devenus des agents secrets de la Loubianka. Néanmoins la NKVD avait lâché Lise parmi eux dans l'espoir de déceler une faute chez l'un de ces hommes. En vain. Tous ces Allemands ne tarissaient pas d'éloges sur Staline et répétaient sempiternellement: "Qu'on fasse crever le Boche." Lise piétinait parmi eux de fureur et de dégoût. Le dévouement de ces hommes aux soviets lui donnait mal au cœur et dans ce milieu, il lui était difficile de faire valoir ses capacités. Mais ce ne fut là pour elle qu'une très courte étape.

Le jeune homme qui l'avait accueillie la première fois à la Loubianka était devenu le chef direct de Lise. Bientôt il se rendit compte que la jeune fille était douée pour provoquer et soutenir une conversation sur n'importe quel sujet. Il l'enleva donc au milieu des antifascistes allemands pour lui faire faire la même besogne parmi les hauts fonctionnaires du parti. Lise eut droit d'accès aux clubs (strictement interdits au public) de tous les Ministères. Elle fréquenta même celui du Ministère des Affaires Etrangères, situé au Kouznietzky Moste et réservé à des privilégiés.

On pourrait trouver encore aujourd'hui, dans les prisons comme dans les archives de la NKVD des preuves concrètes des qualités de Lise. Elle-même fut récompensée, puisqu'au bout de deux ans, on lui réserva une place sur le front intérieur. D'après la classification de la NKVD (devenue la MGB) le travail parmi les étrangers est considéré comme secondaire bien que sérieux. Mais de ceux qui accomplissnt ces missions, on exige le compte rendu de détails parfois superficiels ou l'apport classique des documents. Alors que les agents qui surveillent les "brobres" (ce mot désigne les hauts fonctionnaires du parti) doivent essayer, eux, de connaître les idées les plus intimes, l'état d'esprit le plus profond de leurs victimes. C'est un travail à la fois délicat et difficile. Nombreuses sont les séduisantes sirènes qui ont ainsi perdu leur temps!

Au printemps 1945, Lise terminait ses études à l'Institut des langues étrangères. Avec quelques autres élues, elle fut envoyée en Allemagne pour travailler au sein de l'Administration Militaire. Elle devint interprète personnel d'un des généraux dirigeant le comité spécial de démontage de l'industrie allemande. Est-ce une coïncidence? Son patron, le général, fut bientôt rappelé à Moscou. Lise fut alors affectée à la section des cadres de notre Etat-Major de Karlhorst. C'est pourquoi j'eus l'occasion de voir son dossier personnel. Il contenait la mention:

"Chacune des nominations de Lise Stenine doit être coordonnée avec les exigences de la direction de la Sécurité de l'Etat." Quelques jours après son arrivée chez nous, Lise devenait l'interprète personnel de mon chef, le général Chabaline.

Peu de temps après, mon collègue, le commandant Koutznetzoff, par de vagues paroles, me mettait en garde au sujet de Lise. Etant donné qu'il travaillait depuis longtemps près de Chabaline, il avait acquis un flair extraordinaire. Mais Chabaline lui-même se méfiait-il du réseau d'agents qui l'entouraient? Je compris plus tard que cette méfiance existait et que pour simplifier les choses, il avait décidé que tous ses collaborateurs, et j'étais du nombre, seraient des hommes de la MGB.

Je n'avais d'ailleurs pas besoin d'être alerté au sujet de Lise. D'instinct, j'avais pour elle une aversion particulière. Un soir, sans me prévenir, comme c'était l'habitude entre collègues, elle pénétra chez moi. En rentrant je la trouvai installée sur mon divan.

– Je pars bientôt, me dit-elle, et bien que je vous déteste, je suis venue tout de même vous faire mes adieux.

– Oui, certes, nous ne nourrissons pas à l'égard l'un de l'autre un grand amour!

– Sortez de l'armoire une bouteille de vin. Nous allons boire comme si nous étions chez nous! Je répondis sans broncher:

– J'ai depuis longtemps l'habitude de me sentir ici chez moi!

La conversation fut brève et à bâtons rompus. Je sentais que Lise était venue envoyée par quelqu'un.

– Vous n'êtes pas un enfant, Grégoire Pétrovitch, et vous devez comprendre sans doute que la vie est une lutte continuelle! C'est une confrontation des faibles et des forts. Et si on veut vivre, on doit être fort ou se mettre au service des forts. Egalité, fraternité! Où cela a-t-il existé? C'est un conte de fées pour les idiots.

– Tu discutes sur la vie d'une façon bien sceptique, petite fille!

– Oui, je veux me trouver en haut, pas en bas. On ne peut concevoir ce qu'est la vie qu'en la contemplant de très haut! Mais pour cela, il faut avoir des ailes!

– Je ne pense pas comme toi! La vie serait morne sans contes de fées. Et je pense parfois à l'histoire d'Icare. Ce n'est pas une histoire pour les idiots, comme tu dis. Lui aussi cherchait à avoir des ailes... et personne n'a oublié comment ça s'est terminé... Mais passons...

Au début de 1946, Lise fut envoyée en qualité d'interprète de la délégation soviétique au procès de Nuremberg. Elle y passa près d'un an. Dans les films documentaires de ce procès, on peut voir son candide et juvénile visage dans la salle d'audiences parmi le personnel technique interallié. Je plains les Américains naïfs, les Anglais corrects et les Français galants qui firent à cette époque sa connaissance.

Le visage de Lise peut paraître inintéressant et banal, mais il entre dans la galerie des portraits soviétiques de nos jours. Car Lise est l'incarnation vivante du type que s'efforce de produire l'époque stalinienne. Ce type humain a toutes les qualités pour prospérer et l'atmosphère qui se dégage des couloirs de la MGB est pour lui aussi nécessaire et naturelle que l'oxygène qu'il respire. Née dans une société artificielle d'où toute liberté d'esprit est bannie, éduquée par les soins du régime, une Lise Sténine ne peut connaître d'appétits que pour les aspects matériels de la vie. A sa manière, Lise est une fille heureuse! Pourquoi réfléchirait-elle au caractère moral de ses actes? La morale soviétique autorise et justifie tout ce qui est susceptible de servir les intérêts du parti.

J'ai souvent comparé involontairement Lise Sténine à André Kovtoune. Ils servent la même cause. Mais le premier, formé dans un climat très différent, ne cesse de s'insurger. Néanmoins Kovtnoune ne se dégagera plus des engrenages du système. Quant à la seconde, elle n'aspire qu'à grimper dans les échelons du régime. Il se peut que ce dernier la comble jusqu'à la fin de ses jours. A moins qu'elle aussi ne vacille un jour, obsédée par l'odeur du sang...


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