Gregory Klimov. Berliner Kreml

L'odeur Du Sang

Faites connaissance!... Commandant Klimov, lieutenant-colonel Dinachvili, présente le colonel Kondakov mon compagnon de route.

Derrière Kondakov, je pénètre dans un monumental bureau, m'approche de l'homme assis et lui serre la main. Dinachvili est vêtu d'un costume civil gris clair, d'une chemise blanche à col ouvert. Sa tenue est d'un laisser-aller déterminé. Son visage de Géorgien est flasque et bouffi, la peau jaunâtre semble n'avoir plus contact avec la lumière du jour. Ses yeux sont sans expression. Sa poignée de main indifférente et molle.

Le colonel Kondakov et moi avons fait ce déplacement dans un but assez particulier. Sur la demande du groupe exécutif central de la MGB, nous sommes venus participer à l'expertise d'une série de témoignages. Il s'agit d'affaires assez compliquées concernant des personnes détenues par la MGB. Certains de ces dossiers avaient été transmis au service du colonel Kondakov puis la Sécurité de l'Etat avait décidé de les étudier en commun.

Sans autre préambule, le colonel Kondakov s'installe pour prendre immédiatement connaissance des procès-verbaux des interrogatoires. Il s'agit en premier d'un des dirigeants des laboratoires de Penemunde, principal centre d'études allemand pour les armes à réaction.

Après avoir jeté un coup d'œil irrité en direction de la porte, le lieutenant-colonel de la MGB rompt le silence:

– Nous sommes un peu en retard. Mais j'ai ordonné qu'on redonne à cet homme un aspect humain et qu'on l'amène seulement après.

– Il est ici depuis longtemps?

– Depuis sept mois environ.

Je regarde le Géorgien qui vient de réprimer un formidable bâillement et je pense: "Et tu semblés avoir dormi pendant sept mois environ". Il nous fait le grand honneur de répondre du bout des lèvres. Mais Kondakov fait mine de ne pas s'en apercevoir et continue:

– Comment vous en êtes-vous emparé?

– Nous avons eu sur lui les rapports de nos agents. Alors j'ai décidé d'examiner le problème d'un peu plus près.

– Oui... Mais dans des conditions un peu particulières!

– Oh, non. Au contraire. Dans des conditions aussi simples que possible. Il habitait dans la zone occidentale, tandis que sa mère résidait chez nous, à Leipzig. Nous avons convoqué la bonne femme et lui avons proposé d'écrire à son fils pour qu'il vienne la voir au plus vite! C'est tout! Et dès qu'il est arrivé nous l'avons logé ici.

– Mais comment la mère a-t-elle consenti?

– Nous l'avons menacée de lui réquisitionner son magasin de légumes, en lui disant que nous ne voulions avoir avec son fils qu'un petit entretien amical!

Un sergent de service vient d'entrer avec le prisonnier. Malgré tous les soins apportés à la toilette de cet homme, on n'a pu faire disparaître ni la pâleur du visage, ni l'éclat fiévreux des yeux.

– Bon, occupez-vous de lui! Moi, je vais me reposer un peu. Sans attendre notre réponse, il se couche sur un sofa. Le témoin excite notre intérêt. C'est un ingénieur constructeur de l'artillerie. D'après les rapports de la MGB, il travaillait à Penemunde dans la division de "troisième période". La première période, d'après la terminologie de l'époque hitlérienne, concernait l'armement qui avait été déjà rois à l'épreuve et dont la fabrication en série était décidée.

La deuxième période concernait les armes qui en étaient au stade de l'essai. La troisième période, c'étaient les armes qui n'existaient encore que sous forme de plans et de calculs. Nous connaissons assez bien la matière des deux premières périodes, mais pour la troisième, nous nous heurtons à un mystère. Car presque tous les plans et les calculs ont été détruits au moment de la capitulation allemande. Nous ne possédons aucune documentation et nous sommes obligés de recueillir les témoignages verbaux de certains témoins.

D'après l'interrogatoire que j'ai sous les yeux, le témoin arrêté par la MGB appartenait à un groupe de savants qui recherchaient de nouveaux types d'obus à réaction pour la défense anti-aérienne. Ces travaux étaient commencés lorsque se manifesta la supériorité des moyens d'attaque aérienne des troupes alliées. La particularité du nouvel obus tenait dans un mécanisme spécial permettant de diriger la fusée vers son objectif et de provoquer l'explosion à proximité immédiate du but.

Le lancement de la fusée devait être réalisé à l'aide d'une rampe spéciale. Lorsqu'elle parvenait à une distance déterminée de l'avion cible, le dispositif d'ajustement du tir fonctionnait automatiquement et produisait la détonation. Un principe semblable avait déjà été utilisé par les Allemands pour les mines magnétiques.

Mais le problème, ici, se compliquait: le projectile et la cible avançant l'un et l'autre à une vitesse assez grande, la surface de cette cible en était que plus restreinte. De plus, l'avion était construit avec des métaux non magnétiques. Mais nous savions que les Allemands avaient surmonté tous ces obstacles et avaient depuis longtemps trouvé la solution du problème.

Comment avaient-ils procédé? Etait-ce d'après le principe du radar, d'après le principe du photoélément, ou grâce à une méthode inconnue de nos services? Tous les témoignages que nous avions recueillis se contredisaient.

Avant de commencer l'interrogatoire, j'examine encore les dossiers. Tous les procès-verbaux attestent que les enquêteurs de la MGB ont exigé du témoin la reconstitution de mémoire de tous les plans et de tous les calculs concernant cette fusée V-N.

Le colonel Kondakov réfléchit un long moment. Puis il commence un interrogatoire dans un tout autre style que celui adopté par les agents de la MGB. Il essaie de déterminer les fonctions que pouvait avoir ce témoin dans le système monumental et compliqué de l'Etat-Major Scientifique de la Penemunde. Kondakov a compris que les exigences de la MGB étaient absurdes: un seul homme ne pouvait connaître la somme des travaux entrepris pour la fabrication du nouvel engin:

– Consentez-vous à poursuivre vos travaux dans l'un de nos instituts scientifiques?

– J'ai demandé à plusieurs reprises qu'on me donne la possibilité matérielle de prouver le bien-fondé de mon témoignage. Car aussi longtemps que je serai ici, je ne peux pas prouver grand chose. Vous me comprenez?

Kondakov veut répondre, mais à ce moment la masse vêtue de gris se lève du sofa comme poussée par un ressort. Proférant des injures, le lieutenant-colonel s'approche de nous:

– Ah, il te faut maintenant la liberté? Pourquoi as-tu foutu le camp à l'ouest? Pourquoi ne nous racontes-tu ici que des sornettes?

II lève ses deux poings sur la tête du prisonnier. L'Allemand hausse les épaules, et il nous adresse un sourire timide par dessus la table, comme s'il voulait lui-même excuser la conduite de l'enquêteur. Le colonel Kondakov s'adressant à l'homme de la MGB, lui dit d'un ton ferme:

– Je propose de mettre ce témoin à la disposition du général commandant la base soviétique des expériences scientifiques. Une fois qu'il sera là-bas, nous obtiendrons, j'en suis sûr, tout ce qu'il est en mesure de nous livrer!

– Et s'il fiche le camp?

Le visage de Kondakov se contracte de colère, mais il esquisse quand même un sourire:

– Camarade lieutenant-colonel, à nos yeux, le facteur déterminant c'est l'utilisation au maximum de chaque individu. Dans le cas présent, je suis décidé de solliciter aux autorités supérieures le transfert de cet homme à Penemunde!

Et sans attendre la réponse de Dinachvili, Kondakov s'adresse directement au prisonnier:

– Je vous remercie pour votre témoignage. Vous pouvez disposer.

On emmène l'ingénieur allemand et pendant quelques, minutes, un silence glacial pèse sur la pièce.

*

La seconde affaire qui nous est soumise, concerne une découverte scientifique en apparence assez fantastique. Son auteur n'avait pas encore terminé ses travaux et ses croquis, lorsque le Reich hitlérien s'effondra.

Avant de se trouver détenu par la MGB, le jeune savant avait habité la zone française d'occupation. Il avait donc commencé par soumettre son projet aux autorités françaises compétentes, mais le résultat fut assez inattendu. Par les soins du parti communiste français, les services soviétiques de Paris furent immédiatement mis au courant de l'affaire et ils alertèrent à leur tour la MGB.

Nous ne trouvâmes d'abord dans le dossier aucune indication sur les méthodes de recherches utilisées, ni sur l'itinéraire que le savant allemand avait dû suivre en quittant bien malgré lui la zone française. Mais les procès-verbaux indiquaient nettement qu'il était locataire des caves de la MGB depuis dix mois. Depuis on avait utilisé toutes les "mesures Psychologiques" pour l'encourager à poursuivre ses recherches.

Nous le faisons entrer. C'est un jeune ingénieur d'électricité, spécialisé dans le courant à faible tension. Durant la guerre, il travaillait dans les laboratoires des principales firmes électro-techniques d'Allemagne, où il s'était particulièrement intéressé à la télémécanique et à la télévision.

Le témoin commence à nous expliquer son affaire. Nerveux et confus dès le début, il se ressaisit et reprend confiance au cours de l'interrogatoire. Il développe son idée devant nous, systématiquement, se référant aux travaux des plus grands savants allemands sur la physique optique.

L'invention grosso-modo comprend deux appareils: un émetteur-transmetteur et un récepteur. Celui-là est un appareil miniature destiné à être déposé à plusieurs kilomètres derrière les lignes ennemies. Celui-ci grâce à son écran sur lequel on peut voir tout ce qui se trouve entre les deux appareils, n'est fonction que du premier. Une combinaison de toute une série d'émetteurs-transmetteurs et de récepteurs permet donc d'observer n'importe quelle partie du front de guerre.

Il est impossible de s'expliquer pour quel motif la MGB a gardé chez elle pendant plus de dix mois cet ingénieur. Avec leur méfiance habituelle, les enquêteurs avaient dû s'imaginer que le savant en savait plus long qu'il n'en voulait dire et qu'il refusait sans doute de livrer les éléments essentiels de son invention.

Cette fois-ci, le colonel mène l'interrogatoire d'une manière très différente du premier. Il tente de mettre au clair la base technique de l'invention et d'en voir la réalisation pratique. Des questions spéciales concernant la télévision sont posées au savant. Et à notre grande satisfaction ce dernier se tire d'affaire honorablement. Mais il nous prie avec insistance de lui donner le moyen de révéler les principales données de cette réalisation dans un tout autre lieu que celui où nous nous trouvons. Il redoute probablement que la MGB ne le liquide purement et simplement s'il n'est devenu qu'un témoin inutile et gênant.

– Consentez-vous à démontrer la possibilité technique de votre projet dans un laboratoire expérimental soviétique? demande Kondakov.

Une lueur d'espoir brille dans le regard du détenu;

– Herr Oberst, c'est la seule chose que je désire solliciter.

– Cette merde est encore en train de mentir, s'exclama le lieutenant-colonel qui se levant encore une fois de son sofa, s'avance vers nous d'un pas lourd. Tu ne penses qu'à t'enfuir, canaille! Ah, tu as eu confiance dans les Français! A qui songes-tu à te vendre maintenant?

– Je propose de transférer cet homme à Arnschstadt et de le mettre à la disposition du colonel Vassilieff. C'est la conclusion que je donne à cette affaire, dit le colonel Kondakov en élevant le ton de sa voix pour la première fois.

– Si ça continue vous allez m'enlever l'un après l'autre tous les détenus qui sont à ma charge, répond Dinachvili en nous tournant le dos.

Le reste de la journée, nous étudions les documents ayant trait à la science et à la technique. La plupart concernent les travaux des savants allemands se trouvant dans la zone occidentale d'occupation, et, bien sûr, leurs personnes. Dans chaque cas, nous sommes invités à nous prononcer sur la valeur pratique. Et dans chaque cas nous émettons un avis favorable. La MGB prend à sa charge le reste de l'affaire: enlèvement de l'homme et de ses documents.

J'admire la compétence et la puissance de travail de Kondakov. Dans la soirée, nous sommes au bout de notre tâche et pouvons partir. Ayant regardé l'heure, et le téléphone se trouvant à portée de main, je décide d'appeler André Kovtoune, pour le prévenir que je suis à Potsdam. Il m'invite à venir le voir dans son bureau.

Depuis que nous nous sommes vus à Karlhorst, il y a quelques mois, André Kovtoune a pris l'habitude de me faire une visite hebdomadaire. Frappant à ma porte parfois au milieu de la nuit, parfois à l'aube, il refusait bien souvent de dîner et n'acceptait que de passer le reste de la nuit sur une couchette. Dans nos entretiens, il évoquait continuellement notre enfance et notre première jeunesse, s'arrêtant longuement sur des détails qui paraissaient anodins.

Je priai le colonel Kondakov d'arrêter sa voiture devant la porte de la direction centrale de la MGB. Dans l'antichambre, je trouvai un laisser-passer à mon nom que Kovtoune venait de préparer. En franchissant la double porte de son bureau, je l'invitai:

– Range tes paperasses et allons nous balader un peu dans Berlin!

– Pour les uns, le boulot est terminé, mais pour les autres il ne fait que commencer! me répondit-il, sans lever la tête.

– Pourquoi diable m'as-tu invité à venir?

– Du calme, Gricha! A force d'aller chez toi, j'ai déjà usé tes planchers. Mais toi tu n'es jamais venu! Cela en vaut la peine, au moins une fois.

– J'ai passé toute ma journée dans une tanière de même espèce!

André Kovtoune ricane:

– Une journée? Mais c'est la nuit, mon vieux, que ça devient intéressant.

– Je me fous de vos spectacles nocturnes. Quelle mouche t'a donc piqué aujourd'hui?

– Gricha, je te considère comme mon meilleur ami, mais je ne te comprends pas. Pourquoi n'es-tu pas membre du parti?

André, pour la première fois de sa vie, me regarde, dirait-on, avec les yeux d'un juge d'instruction.

– Je puis facilement répondre à ta question, mais il est peut-être plus difficile de répondre à une autre: toi, pourquoi es-tu entré dans le parti?

– Tu, te dérobes, selon ton habitude?

– Qu'attends-tu de moi? Que je déclame un programme contre-révolutionnaire dans un bureau de la MGB? Ou que je chante un hymne à la gloire de Staline?

– Gricha, trêve de plaisanterie. Dis-moi: es-tu un scélérat, oui ou non?

– Et toi-même?

Un lourd silence. Je me sens de moins en moins à l'aise. Peut-être André s'est-il drogué plus qu'à l'accoutumée. Pourtant je ne puis plus me taire:

– Ecoute, mon vieux, je crois que c'est assez pour aujourd'hui. Je suis décidé à suivre tranquillement mon bonhomme de chemin et je n'ai aucune confidence à te faire. Si je suis venu te voir ici pour la première fois, ce sera en même temps la dernière!

– Mais une fois, c'est largement suffisant! Puis, ayant consulté sa montre, il ajoute: notre théâtre va commencer dans quelques instants. Tu ne vas pas t'embêter. Et maintenant silence!

Il branche quelques fils téléphoniques, consulte des dossiers, décroche l'appareil, tout ceci plusieurs fois. A en juger par le ton bref des conversations, je pense qu'André s'adresse à des subordonnés.

Paraissant satisfait, André raccroche le téléphone et appuyant sur le bouton d'un dictaphone qui se trouve sur la table, il me dit à mi-voix: "acte premier, scène première".

Un dictaphone sert ordinairement de moyen de liaison entre un chef et ses subordonnés. Mis il permet aussi d'entendre d'une pièce à l'autre et je savais que la MGB faisait de cet appareil une large utilisation employant même un appareil plus perfide, le micro-dictaphone facile à dissimuler dans un mur ou sous un meuble.

Je prête l'oreille. Dans le silence de l'immense pièce où nous nous trouvons, brusquement, on distingue deux voix. Une agréable voix féminine parle un allemand très pur, une voix masculine répond dans la même langue, mais avec un fort accent russe:

– Maintenant, si Herr lieutenant m'autorise, je voudrais être fixé sur le sort de mon mari!

– Le sort de votre mari dépend en grande partie de la façon dont vous exécutez les missions qui vous sont confiées.

– Herr lieutenant, il y a un an, vous m'avez promis formellement si je souscrivais à certaines de vos conditions, que mon mari serait libre dans quelques jours!

– Vos rapports deviennent de moins en moins intéressants. Je serais très ennuyé si, à cause de cela, vous rencontriez prochainement votre mari dans un lieu qui ne sera pas de votre choix!

Les deux voix se sont tues. Nous entendons des sanglots étouffés. On pleure ainsi habituellement en enfonçant la tête dans les deux bras. André Kovtoune fait une grimace et appuie sur le bouton du dictaphone.

– Excuse-moi, mon vieux, pour cette première scène un peu ratée, mais avec les femmes on ne sait jamais à quoi s'en tenir!

– Mais quelle est cette Allemande? Et quelle est cette affaire?

– Ah! Tu commences donc à t'intéresser à notre travail? Tiens... lis!

Il me tend une feuille. C'est la sentence d'un tribunal militaire de la MGB: "Vingt-cinq ans de travaux forcés, pour acte. terroriste commis contre les troupes soviétiques." Et Kovtoune commente ironiquement:

– Depuis 1928, il était membre du parti communiste allemand. Il a fait huit ans de camp de concentration chez les nazis. Un mois après le début de notre occupation, il n'a rien trouvé de mieux que de donner sa démission du parti communiste. Et il a cru bon aussi de bavarder comme une pie. Le résultat, tu le connais. Quant à sa femme, elle travaille chez les Anglais en qualité d'interprète. En tant qu'épouse d'un martyr du fascisme, elle jouit de leur confiance. Et depuis que nous avons arrêté le mari, les Anglais ont encore plus confiance dans la femme. Jusqu'à ces derniers jours, elle était un de nos meilleurs agents... André décroche encore le téléphone, demande des numéros d'affaires et confronte les réponses avec les dossiers.

– Pourquoi uses-tu du téléphone et non du dictaphone pour parler à ton personnel?

– Je n'ai pas le droit de le faire, lorsqu'il y a quelqu'un dans mon bureau, car personne ne doit entendre les réponses que me font les juges d'instruction. En principe, on doit ignorer même l'existence du dictaphone qui est là pour permettre au chef de surveiller ses subordonnés. A n'importe quel moment, je peux entendre ce que fait chacun des juges qui se trouvent sous mes ordres. Quant aux juges, ils ignorent si mon appareil est branché ou non, si je les écoute ou non. Mais aucun d'eux n'a le droit de débrancher son dictaphone du réseau général. Ils sentent donc peser sur eux le contrôle d'autrui. C'est, vois-tu, tout le système soviétique en miniature. Attends! J'ai trouvé ce qu'il nous faut.

Pression nouvelle sur un bouton. Cette fois, deux voix d'hommes parlent allemand:

– Vous nous avez donné satisfaction au cours de ces derniers mois. Nous sommes donc en mesure de vous proposer maintenant une activité plus intéressante.

– Herr capitaine, même à l'époque où la nécessité me contraignait à m'inscrire au NSDAP (parti nazi) je suis demeuré fidèle au communisme et mon regard se tournait avec espérance vers l'Est...

– Actuellement, dans les rangs du SED (parti socialiste unifié) se sont réfugiés des hommes qui, en réalité, sont des réactionnaires. Leurs tendances nous intéressent beaucoup. Ces hommes travaillent en réalité pour la restauration du fascisme! Et ce sont nos pires ennemis.

– Oh oui, bien entendu, Herr capitaine.

– Bien! Et ces hommes demeurés au fond fidèles au national-socialisme, ont naturellement confiance en vous. Vous pouvez donc faire de sérieux sondages parmi eux. J'attire particulièrement votre attention sur les personnalités suivantes. Lisez cette liste et rappelez-vous bien des noms!

– Aurai-je des instructions détaillées, Herr capitaine?

– Peut-être entendrez-vous au sein du SED des jugements hostiles ou malveillants sur la politique du camarade Staline. Peut-être dira-t-on que le système soviétique n'a plus rien de commun avec le socialisme et que l'amitié fraternelle du parti communiste russe avec les partis progressistes des démocraties populaires n'est qu'un asservissement des derniers au premier. Peut-être même ira-t-on jusqu'à dire que le peuple allemand porte en lui-même son socialisme... Tout cela, c'est du fascisme!

– Oui, Herr capitaine, et de tels hommes sont mûrs pour la Sibérie.

– Et on peut loger en Sibérie beaucoup de monde!... Vendredi prochain vous me rejoindrez dans mon appartement personnel avec votre rapport. Il est inutile qu'on nous voie ici...

Kovtoune débranche le dictaphone, prend quelques notes et me dit:

– Agent de la Gestapo depuis 1934, depuis mai 1945 collabore avec nous. Nous a déjà permis 129 arrestations. Sur notre" recommandation, a été admis dans les rangs du parti socialiste unifié.

Je n'ai plus en face de moi mon ami Kovtoune, mais le major de la Sécurité de l'Etat dans l'exercice de ses fonctions.

Je me lève faisant mine de vouloir partir. D'un geste vif, Kovtoune m'invite à rester:

– Encore une affaire à examiner, mon vieux. Ensuite je serai tout à toi... Ce dossier t'amusera peut-être en attendant. On peut l'intituler: "L'Amour au service de l'Etat". Et tout en continuant d'écrire, André me communique, avec une fiche, un volumineux dossier. Dans l'angle de la fiche est fixée la; photographie d'une dame respectable aux cheveux gris. J'ouvre le dossier et lis: "Baronne de X... depuis 1923, patronne d'un établissement pour la conclusion de mariages dans le grand monde. Tenancière également de deux maisons closes. Depuis 1936, agent de la Gestapo. Depuis juillet 1945 enregistrée chez nous. Deux fils prisonniers de guerre en URSS."

Le dossier contient une collection de portraits de filles plus ravissantes les unes que les autres. En dehors des notes habituelles, chaque photo est accompagnée d'une rubrique spéciale intitulée: "données compromettantes". Kovtoune précise:

– Le pensionnat de la Baronne se trouve en zone américaine, si bien que le champ de son activité s'est développé en conséquence!

Kovtoune s'approche de moi, prend au hasard la fiche d'une de ces filles, jette un coup d'oeil sur le numéro puis sort un autre dossier. Celui-ci contient une série de photographies de soldats américains en uniforme dont quelques-uns dans des poses pornographiques. Des chiffres, des dates, des billets d'amour, conservés comme spécimens d'écriture. Caractéristique individuelle, indications du lieu et du genre de travail, du grade, du genre de vie, des idées politiques de chacun, ainsi que leurs adresses aux Etats-Unis.

– A quoi bon les adresses américaines?

– En cas de nécessité, parbleu! Nous pouvons ainsi toujours rejoindre aux Etats-Unis le type qui nous intéresse pour une raison ou pour une autre et là-bas nous pouvons manœuvrer plus facilement qu'ici. Comme tu vois notre boutique est organisée sur un large pied.

– Mais est-ce que ces méthodes peuvent avoir un résultat sérieux?

– Plus que tu ne semblés le croire. La prostitution et l'espionnage ont toujours fait route ensemble. Mais nous avons placé cet état de faits sur une base idéologique... En même temps, et pour chacune de ces femmes, nous avons pris un otage que nous ne lâchons pas. Et notre système est le moins coûteux qui soit au monde.

L'aiguille de la pendule a dépassé minuit. Dans l'immense pièce tout est plongé dans une demi-obscurité. Les fenêtres sont masquées par de lourds rideaux en étoffe sombre.

– S'il te plaît, André, allume donc le plafonnier. André appuie sur un bouton et une boule de verre dépoli éclaire toute la pièce. Je me sens plus à l'aise:

– Tu as vu souvent bien entendu des condamnés à mort? En as-tu, vu qui mouraient pénétrés de la justice de leur cause?

– Mais oui! Au début de la guerre, j'ai vu souvent au moment où l'on allait les fusiller des SS qui criaient: "Heil Hitler!" Lorsque plus tard j'opérais à la tête des partisans, il m'est arrivé de contempler de loin des Allemands qui pendaient des Russes. Eh bien, avant de mourir, ils injuriaient les Allemands en criant "Vive Staline". J'avais connu quelques-uns d'entre eux. Et je savais que dans la vie courante, pas une fois ils n'avaient poussé un tel cri! D'après moi, vois-tu, c'est là non une affaire de conviction, mais de courage personnel. Je crois que par leurs cris, ces hommes voulaient tout simplement exprimer leur mépris des ennemis et de la mort.

– Je suis d'accord, André. Mais c'est le passé! Maintenant tu t'occupes de l'extermination des ennemis de l'Etat soviétique. Pour employer la terminologie du parti, les capitalistes et les propriétaires ont été exterminés depuis longtemps. Donc, ceux que tu extermines actuellement, sont les représentants de la nouvelle société. En admettant que ce soient des ennemis, à quelle catégorie appartiennent-ils? Sont-ce des ennemis idéologiques ou simplement des hommes qui pour une raison ou une autre ont commis des infractions au code de la MGB?

– Pourquoi me demandes-tu cela? Ne le sais-tu pas toi-même?

– J'aimerais connaître ton avis.

– Que le diable t'emporte, Gricha! Cette nuit, c'est de toi que j'avais l'intention de m'occuper! Et maintenant tu te prélasses dans un fauteuil et comme par hasard tu me poses des questions qui me paraissent bien graves... Tu sais pourtant bien, comme moi, que les choses ont changé depuis la guerre. Actuellement, si on se place sur le terrain idéologique, on doit constater que notre ennemi, c'est tout le peuple russe. Ceux qui sont condamnés par la MGB ne sont à vrai dire que des victimes du hasard autant que de la terreur psychologique qui fait partie de notre système.

– André, as-tu déjà oublié les cours sur le marxisme-léninisme? Te souviens-tu de la théorie sur le rôle de l'Etat dans la société d'un pays communiste?

– Ah! tu veux dire que lorsque s'instaure la société communiste, l'Etat cesse peu à peu d'être nécessaire et que des organismes telle que la police sont appelés à disparaître les premiers?

– Donc tout se déroule d'après le programme prévu?

– Oui, si l'on se met du même côté de la table que moi, tout se déroule d'après le programme prévu.

– Encore une dernière question, André. As-tu rencontré depuis la fin de la guerre de véritables ennemis? Et non des loques humaines? As-tu rencontré des hommes qui, jusqu'à la dernière minute, répètent: "oui, malgré tout, je suis contre".

Le major de la Sécurité de l'Etat me jette un regard sombre:

– Pourquoi ne veux-tu pas venir travailler ici à la MGB? Tu ferais un excellent juge d'instruction. Le problème que tu poses est le seul que je voulais éviter cette nuit. J'ai en ce moment quelqu'un qui par sa seule présence te répondra mieux que moi. Seulement, je ne voulais pas te le montrer. Car si tu le vois, je crains que nous ne cessions de nous comprendre...

Il décroche le téléphone, appelle un de ses subordonnés.

– Camarade-capitaine, quoi de nouveau dans l'affaire 51-B? Vous piétinez? Bien! Convoquez-le pour un nouvel interrogatoire. Je descends chez vous avec un autre officier!

Nous descendons un étage. Sur les portes, des numéros. Les murs sont peints au ripolin gris. Dans un: bureau, assis face à la porte, un capitaine de l'armée régulière. Au-dessus de sa tête est accroché le portrait de Staline. D'un signe de tête André répond au salut de l'officier, se dirige vers un grand canapé et plonge le nez dans le dossier qu'il a emmené avec lui. Tout aussi silencieux, je m'installe à l'autre bout du canapé. On frappe et un sergent en casquette verte annonce:

– Camarade-capitaine, voici le détenu 51-B. Un homme apparaît sur le seuil de la porte, les deux bras liés dans le dos. Un second sergent le fait avancer et referme la porte. Le capitaine, d'une voix accueillante, demande:

– Eh bien, Kalujny, comment allons-nous?

– Comment? Tu ne m'as pas suffisamment vu? La voix est basse et sifflottante. Chancelant sur ses jambes, le détenu s'approche de la table, s'arrête, et avec ses pieds, cherche un point d'appui. Dans une pose qui n'est pas naturelle, sa tête est tournée d'un côté. Dans le dos les bras sont fortement retenus par des menottes. C'est là un fait très rare.

La MGB n'a presque jamais recours aux menottes, elle ne les utilise que lorsqu'il s'agit de condamnés à mort ou de captifs considérés comme dangereux. Fort et musclé le corps de l'homme est encore recouvert de lambeaux d'un uniforme militaire. L'éclairage du bureau laisse le visage du prisonnier dans l'ombre...

– Eh bien, parle donc? As-tu fini par te souvenir de choses intéressantes?;

– A la question du capitaine, l'homme répond par une bordée; d'injures. Tout y passe. Le capitaine lui-même, la MGB, le régime soviétique, et enfin Staline.

– Pour la dernière fois dans la vie où je puis dire tout ce; que je pense!

Et le prisonnier se penche en avant de tout son corps. Est-ce parce qu'il est épuisé ou qu'il se prépare à se lancer sur le capitaine. Les gardiens le saisissent aux épaules et le contraignent à s'asseoir sur une chaise.

– Maintenant, si tu veux bien, nous discuterons le coup calmement! Allons! Une bonne cigarette fera-t-elle ton affaire?

Sur un signe du capitaine, les deux sergents enlèvent les menottes. Pendant quelques secondes, tout reste silencieux. Le prisonnier aspire avec délice des bouffées de fumée. Mais quelque chose grince dans le fond de sa poitrine. Il tousse avec effort et crache sur la paume de sa main, une masse qui me paraît noire.

– Eh bien, capitaine, rigole donc! Par dessus la table le prisonnier tend au juge sa main pleine de sang et de salive.

– Mes poumons sont en bouillie, tu m'entends, espèce de pourceau!

– Ecoute-moi, Kalujny, ton entêtement me navre. Dans le passé, tu étais un citoyen exemplaire de l'Union Soviétique: fils d'ouvrier, ouvrier toi-même, héros et grand décoré de la guerre... Si maintenant tu as commis une faute...

– Ce n'est nullement Une faute!

– Nous n'oublions pas les services passés! Repens-toi, efface ta faute et la patrie te pardonnera.

– Qui ose personnifier ici la patrie? Est-ce toi, sangsue? Le capitaine se domine à grand peine. Il tourne l'éclairage sur le visage de son interlocuteur. Je me penche pour mieux voir, et m'aperçois que ce dernier n'a pas de visage. C'est un masque de sang coagulé. Les cheveux même sont ensanglantés. Une déchirure en feston remplace la bouche. La langue est gonflée, énorme, couverte d'éraflures et se remue à peine dans les restes émiettés des dents. Mais le capitaine continue:

– Mon désir est de soulager ton sort, dis-moi le nom des autres. Si tu consens à le faire je te donne ma parole d'honneur de communiste...

– Parole d'honneur de communiste?... Dis-moi plutôt combien d'hommes tu as crevés après leur avoir donné cette garantie?

– Signe le procès-verbal!

– C'est toi qui l'a écrit, eh bien, signe-le toi-même!

– Signe! hurle le capitaine qui a manifestement oublié notre présence.

– Bon, donne-le moi! Je le signerai quand même, articule le prisonnier.

II prend le procès-verbal, réunit toutes ses forces et crachant à plein poumon, fait gicler sur le papier une énorme flaque de sang.

– Tiens le voilà ton papier! je l'ai orné du cachet du parti communiste, hurle-t-il d'une voix pleine de triomphe.

Il se soulève péniblement et se penche en avant. Son masque de sang, défiguré par la haine, s'approche du visage du capitaine. Durant quelques secondes les deux hommes se regardent en silence. Mais les deux sergents se sont ressaisis, ramènent à eux Kalujny et j'entends le bruit sec et métallique des menottes.

– Tu t'égares, Kalujny, en pensant que tu te débarrasseras facilement de nous. Bientôt tu imploreras la mort, mais il se peut qu'elle reste sourde longtemps à tes prières!

Le capitaine fait signe d'emmener le détenu, et se tourne vers nous, désirant sans doute parler à Kovtoune. Mais soudain, avec une force insoupçonnée, l'homme se dégage des mains de ses gardiens. Fonçant vers la table, il la renverse d'un coup de pied. On entend le fracas des objets qui tombent et la pièce demeure plongée dans une demi-obscurité. Le capitaine de la MGB a fait un saut en arrière. Sortant son revolver il se précipite sur l'homme aux menottes que les gardiens essaient de maîtriser sur le sol. Avec le plat de son arme, l'officier frappe de toutes ses forces sur la tête du prisonnier. Et le sang recommence à couler de toutes parts. Soudain, la voix d'André Kovtoune retentit sèche et impérieuse:

– Camarade-capitaine!

– Camarade-commandant, je vous demande l'autorisation de mettre fin à l'enquête.

– Vous n'avez qu'à suivre les instructions que je vous ai données et vous en tenir à elles, c'est tout ce que je vous demande. Et Kovtoune se levant, me pousse hors de la pièce... Dès que nous nous retrouvons seul dans l'immense et somptueux bureau de mon ami, je lui demande:

– L'as-tu interrogé toi-même?

– Oui, une fois.

– Comment expliques-tu son cas?

– Il a fait toute la guerre, il a été blessé plusieurs fois. Beaucoup de décorations. Puis quand est venue la démobilisation, il s'est réengagé... Mais il y a environ un mois, on l'a arrêté pour propagande anti-soviétique dans les rangs de l'armée. Et des cas comme le sien sont de plus en plus fréquents.

– Tu considères donc des types comme Kalujny comme des ennemis idéologiques du régime?

– Non, un Kalujny n'a pas d'idée. Mais il en est au stade où il nie le système en bloc. Kalujny est un symbole. Ils sont des millions à lui ressembler. Et le jour où une idée nouvelle sera lancée dans cette masse, tout sautera comme un tonneau de dynamite.

Il est maintenant 6 heures du matin. Quelque part un coq chante. M'approchant d'André, je le prends affectueusement par les épaules:

– Mon pauvre vieux, je te remercie quand même de m'avoir fait vivre cette nuit. II est 6 heures, le jour s'est levé, je suis décidé à partir.

Mais le regard interrogateur et inquiet de Kovtoune ne me quitte pas...


Chapitre suivant
Aller au CONTENU