Nous avons tous maintenant l'occasion de voir de près les petits enfants bourgeois de cet univers que nous ignorions avant la guerre. Mais dans l'Allemagne ruinée, l'enfance est défavorisée... Un matin, assis en compagnie du commandant Doubov sur le perron de ma villa je regarde s'agiter le petit Kolia, fils de mon voisin, un petit Russe. Son père est un officier attaché au service de Karlhorst.
Malgré la douceur du printemps, l'enfant est vêtu d'une épaisse houppelande. Il est coiffé d'une casquette d'officier, ornée de l'étoile rouge en émail, celle de son père sans doute. Il faut bien dire que sa silhouette est grotesque. Il est là, remuant la boue avec un bâton, ne semblant ni s'amuser ni s'ennuyer.
– Eh le gosse! appelle Doubov, viens donc ici! Comment t'appelles-tu?
Ignorant notre existence Kolia ne tourne même pas la tête, mais il remue la boue avec plus d'acharnement. Doubov se fâche.
– Eh bien, es-tu sourd?
Pour toute réponse Kolia nous gratifie d'un regard malveillant et semble grogner.
– Dieu! que tu es sale, lui dit le commandant Doubov. Tu ferais mieux de rentrer chez toi pour te faire laver un peu.
L'enfant marmonne toujours, mais cette fois en nous jetant un regard haineux.
– Puisque tu es sourd, muet et crasseux, fous le camp d'ici...
En entendant ces mots sévères, Kolia jusqu'alors silencieux, se met à hurler comme un putois et court prévenir sa mère que nous lui avons fait, sans doute, du mal. C'est un charmant exemple de l'éducation soviétique. Aujourd'hui Kolia se plaint à sa mère, demain, il ira se plaindre à la MGB.
Le commandant Doubov me dit:
– Les petits Allemands sont nés dans un Etat totalitaire qui ne peut être considéré comme un modèle de perfection. Ils ont traversé le cauchemar de la guerre, puis celui de la capitulation. Et comme leurs parents, ils doivent se sentir humiliés... Cependant, il nous est plus facile de lier amitié avec n'importe quel gosse allemand rencontré dans la rue que d'établir la moindre relation avec le fils d'un officier soviétique qui est notre voisin et qui nous connaît parfaitement!
Ces propos me rappelèrent la visite que je fis un jour à l'école militaire la plus privilégiée de l'Union Soviétique, celle qu'on appelle Souvarov, dans la ville de Kalinine, près de Moscou. Là, j'eus la chance de faire la connaissance de presque tous les petits-fils des gens du Politburo. Je me souviens de Petia Ordjonikidze, assis sans pantalon sur son lit, car son pantalon unique, à larges galons rouges, était en réparation chez le tailleur. Le capitaine instructeur se plaignit amèrement du plus jeune petit-fils de Mikoyan.
Cette jeune canaille fournissait à tous les élèves de l'Ecole, des cigarettes de contrebande, mais il était toutefois difficile de punir l'enfant, car le grand-papa était encore tout puissant sur son fauteuil du Politburo. Il existe en URSS plusieurs Ecoles militaires Souvarov. Elles forment les enfants de généraux et "d'aristocrates du régime soviétique".
Ceux des prolétaires n'y sont que très rarement admis. Ils doivent aller, eux, dans des écoles de métiers pour devenir plus tard ce que sont restés les parents: des prolétaires. Quant aux petits privilégiés, une fois leurs études terminées, ils n'ont qu'une chose à faire, entrer dans les écoles d'officiers. La carrière de l'enfant est tracée d'avance par l'Etat depuis l'âge de huit ans. Dès le berceau, ces enfants subissent un tri: caste privilégiée de bureaucrate, caste des guerriers, caste des prolétaires... C'est ainsi que la société sans classe prend sa forme définitive.
Toutefois l'emprise de l'Etat sur l'enfance suscite quelques drames. Il suffit pour cela que les jeunes élèves respirent un jour l'air de la liberté, et l'envoûtement soviétique commence à décroître...
Tout récemment, le chef de notre Administration militaire a convoqué dans son bureau ses collaborateurs. Il s'agissait de trouver les moyens d'améliorer le fonctionnement des écoles russes de Karihorst. Car des faits inquiétants s'étaient produits dans les classes des grands élèves. D'autre part, un mois plus tôt, un des élèves de ces grandes classes, avait tué sous le toit paternel son géniteur et sa concubine. Le père était un lieutenant-colonel et un membre du parti. Il occupait un poste important dans la section juridique de l'Etat-Major. Son épouse était restée en URSS.
Le lieutenant-colonel avait donc logé sous son toit une jeune fille, sans se préoccuper de la présence de son fils et de sa fille. Ce dernier âgé de dix-sept ans, membre du Komsomol protesta énergiquement. Puis voyant que ses protestations étaient inutiles, il adressa une plainte au chef de la direction politique de l'Administration. Il espérait ainsi que les organismes du parti communiste l'aideraient à régler ce problème familial. Mais la Direction politique tenta d'étouffer l'affaire en remettant la plainte du fils à son père. Ce qui fit prendre aux événements une fâcheuse tournure. Le lieutenant-colonel aidé sans doute de sa jeune maîtresse administra une correction au fils révolté. Mais celui-ci s'emparant du revolver paternel, tua les amants à bout portant.
Les esprits n'étaient pas encore calmés à Karihorst, quand un nouvel événement éclata. Le colonel Maximov, commandant militaire de la ville expédia une compagnie armée jusqu'aux dents pour une besogne assez bizarre. L'objectif de l'opération était un carré de terrain se trouvant entre Katharinen-Spital, l'hippodrome de Karlhorst et l'extrémité sud de Kepinik, terrain inhabité, sablonneux, couvert de-ci dé-là par des arbres et des buissons épais. Là se réfugiaient, paraît-il, de mystérieux bandits qui semaient la terreur dans les environs.
Les soldats avaient reçu l'ordre de ne se servir de leurs armes que sur commandement. Ils devaient donc faire l'impossible pour capturer les bandits vivants. Car les notables de Karlhorst savaient parfaitement que les. bandits en question n'étaient autres que les élèves de grandes classes du lycée russe de la ville. Ils étaient commandés par le fils d'un des généraux de notre Administration militaire. S'étant sans doute emparé des armes de leurs pères, ces jeunes voyous possédaient mitraillettes et revolvers.
Le terrain suspect fut ratissé et le quartier général des bandits découvert dans les caves d'une maison démolie. On les assiégea, puis on parlementa. Les pères des jeunes bandits et leurs professeurs du lycée, penauds, vinrent se joindre aux parlementaires. Enfin, l'ataman des bandits consentit à capituler. Mais ils exigèrent de rester en Allemagne, ne voulant pas être renvoyés en URSS en guise de représailles. Assez troublé par cette exigence, le commandant de compagnie fut obligé d'envoyer une estafette à Karlhorst pour demander des instructions nouvelles. Ce qui dut embarrasser les dirigeants de l'Administration politique.
D'autres symptômes fâcheux; les élèves des grandes classes faisant l'école buissonnière, la moyenne de leurs connaissances est de plus en plus médiocre. Seules les notes en allemand sont les meilleures. Cela signifie que ces mêmes élèves vagabonds fréquentent des établissements allemands ce qui pourtant est défendu.
Les pupitres des écoliers fautifs sont fouillés et on y trouve recopiées à la main les poésies interdites de Serge Essenine, les chants de Constantin Simonov, ceux que les soldats se passaient de mains en mains pendant la guerre: "Vas-y! Appuie sur les pédales! La guerre fera passer l'éponge sur tout!"
En présence de tant de faits graves, le chef de la Direction politique provoqua une réunion spéciale dans son cabinet. On élabora des mesures radicales pour veiller à l'éducation communiste de la jeunesse russe se trouvant en Allemagne. Avant toute chose, pensait la direction politique, il fallait avoir recours aux remèdes souverains: organisation de cours supplémentaires dans les écoles sur l'histoire du parti communiste bolchevik, de causeries consacrées aux années d'enfance ou d'adolescence de Vladimir Lénine et Joseph Staline... Enfin, on décida d'appliquer dans les cas les plus graves, une sanction redoutable et redoutée: le renvoi en URSS des adolescents incorrigibles...
*
– Alors, ça t'a plu?
– Oui, c'est une œuvre originale!
– Un chef-d'œuvre, indiscutablement.
Dans l'obscurité nous nous pressons vers la sortie du cinéma du Club des officiers de Karlhorst. Le film qui vient d'être joué s'intitule "Le serment". La propagande officielle a fait la publicité nécessaire autour de ce chef-d'œuvre de l'art soviétique. Il était donc dangereux de ne pas aller le voir.
A peine étions-nous depuis cinq minutes dans la salle, que mon compagnon, le capitaine Bagdassarian, et moi, nous regardions le monde. Pourtant, quitter la salle équivalait à un suicide. Mais demeurer plus longtemps nous paraissait impossible.
– Filons! Allons prendre l'air, comme si nous allions aux toilettes, murmure Bagdassarian.
– Reste plutôt à ta place et essaie de trouver dans le spectacle un intérêt scientifique, dis-je à Bagdassarian pour le calmer.
Nous étions déjà habitués aux films d'avant-guerre où était mis en relief la figure de Staline aux côtés de celle de Lénine. Mais nous n'avions jamais rien vu de pareil. Dans Le serment Lénine n'était plus qu'un accessoire, une sorte de figurant disparaissant derrière Staline.
L'écran nous montre un long cortège de paysans qui, venant d'apprendre que Lénine était gravement malade, se dirigeait vers Gorki pour supplier Staline de devenir le chef de la Russie. Pendant un long moment, on voit ces paysans jurer fidélité à Staline, les larmes aux yeux. Moi aussi je jure... mais je jure que je n'ai encore jamais vu de ma vie un spectacle aussi grossier, aussi insipide, aussi cynique!
– Que veut dire ce film, me dit Bagdassarian. Si on le montre à l'étranger, les honnêtes gens vont s'imaginer que tous les Russes sont des crétins!
Il me faut encore calmer mon ami:
– En Occident, il y a aussi de mauvais films! A vrai dire, nous nous étions toujours imaginé que la production cinématographique occidentale restait une merveille du monde. Depuis que nous étions en Allemagne, nous avions pu juger en connaissance de cause. Nous avions eu l'occasion de rire en voyant des films américains, où il y a plus de coups de feu que de dialogue, où le sang semble couler à flots, où il est parfois impossible de savoir qui tue, qui est tué, pourquoi l'on tue... Mais nous avions réussi à faire mieux. A Képénik, non loin de Karlhorst, se trouve la fabrique cinématographique "Kodak". Un jour un de nos collègues fit une découverte sensationnelle: une salle de projections et des archives somptueuses où l'on retrouvait des exemplaires de la production cinématographique de presque tous les pays européens. Celui qui venait de faire cette découverte, dut agir avec beaucoup de prudence. Seuls quelques amis furent mis dans le secret et c'est en petits groupes que nous nous délections, sans en souffler mot, des films étrangers créés depuis trente ans. Hélas, il n'y a point de secret absolu. Bientôt, le mystère Kodak se racontait de bouche en bouche.
C'est ainsi que la salle de projections Kodak devint le club officieux des officiers de l'Administration militaire. Y étaient projetés les films documentaires et artistiques, qui avaient été interdits au public allemand depuis la capitulation. Et sous prétexte de contrôle technique, nous demandions au directeur de la Kodak de projeter les films antisoviétiques montés en Europe occidentale. Nous étions ainsi pendant le spectacle contraints de pousser des exclamations indignées. Certains de ces films étaient de médiocre qualité. Mais ils nous, donnaient le sentiment d'une liberté sans limite.
Toutes ces anecdotes me reviennent en mémoire pendant que je regagne mon logis en compagnie de Bagdassarian.
– Elles étaient belles, les années de guerre, soupire le capitaine. Te souviens-tu, Klimov, des films que les Américains fabriquaient en notre honneur?
– Oui, c'étaient des spectacles sympathiques. Mais on y voyait une Russie vue par Hollywood. Rappelle-toi de L'Etoile polaire! Il y a une scène où les Américains font manger à leur manière une famille de Kolkhosiens. Leur table est dressée dans un style somptueux, plus somptueux que les réceptions du maréchal Sokolvsky...
– Oui! On y voit aussi une pelouse où des paysannes, coquettement habillées, dansent les rondes du bon vieux temps.
Ce film avait été projeté dans les cinémas soviétiques en 1943. Malgré ses inexactitudes et ses naïvetés, il avait fait une profonde impression sur le public russe, car il s'en dégageait, à l'égard de ce même public russe, un sentiment de sympathie. Si bien que dans l'obscurité de la salle jaillissaient des "bravos les Américains" très spontanés...
– Des techniciens portant des noms russes avaient participé à la fabrication du film, dis-je à Bagdassarian. Mais ils n'ont pas vu la Russie depuis trente ans. C'est pourquoi ils ont commis quelques erreurs.
– Leur technique est parfaite, mais ils méconnaissent toute idéologie répond Bagdassarian. D'ailleurs les Américains ne savent peut-être pas ce que signifie ce mot. Pauvres petits innocents! S'ils se donnaient la peine de chercher et de voir, les trente dernières années de l'histoire de la Russie forment un réservoir inépuisable de faits extraordinaires. Et il suffirait d'un tour de main pour dépouiller Staline de toutes ses parures, de sa légende, et de le montrer tel qu'il est! Et je t'assure que les peuples cracheraient en le voyant tel qu'il est!
Me rappelant aujourd'hui de cette soirée, je ne puis résister au désir d'ajouter quelques mots sur des impressions plus tardives. Deux années après me trouvant en Europe occidentale j'ai eu l'occasion de voir le film américain: Le rideau de fer, Le thème de ce film souligne l'échec de l'espionnage atomique des Soviets au Canada. Avant de l'aller voir, j'en avais lu les critiques et notamment les attaques furieuses de la presse communiste.
Ma curiosité était donc piquée au vif. Comment les Américains s'étaient-ils tirés de cette histoire? J'étais d'abord profondément satisfait. La vie des représentants soviétiques à l'étranger était brossée avec un souci de vérité extraordinaire, le rôle des partis communistes locaux était traduit sur l'écran avec exactitude. Je revivais une deuxième fois les années vécues dans le Kremlin Berlinois.
Le spectacle était dans son ensemble impartial et parfois même courtois à notre égard. Si bien qu'un Russe, particulièrement chauvin, ne pouvait rien objecter. Cette même honnêteté se retrouvait dans le reste du récit qui concernait les cellules communistes étrangères. L'ensemble résumait assez bien le rôle d'espions que tiennent presque tous les communistes étrangers.
Mais, d'autre part, j'étais légèrement déçu. Les Américains n'avaient pas su exploiter à leur profit, toutes les possibilités que leur offrait ce récit. Le spectateur soviétique, lui, est habitué à voir mettre l'accent sur l'aspect politique de chaque film. Tout est présenté de telle sorte que la conclusion s'impose... Alors que les Américains avaient encore manqué leur but par un trop grand souci d'objectivité, d'honnêteté... Quelle erreur!
*
Me trouvant un jour chez mon ami le capitaine Béliavsky, je vis sur sa table un bouquin français et fus très étonné de constater que son auteur n'était autre que Ilya Ehrenbourg.
– Tu n'as jamais eu l'occasion de lire ce livre en russe?
L'ami me répondit:
– Il n'a jamais été publié en russe.
– Comment?
– C'est bien simple...
Michel Koltzoff et Ilya Ehrenbourg étaient considérés comme les plus grands journalistes de l'Union Soviétique. Mais la carrière littéraire du premier fut interrompue en 1937, grâce aux soins vigilants de la NKVD. Quant à Ehrenbourg, il était pour les dirigeants du Kremlin, un auxiliaire épisodique. Tout en ayant en poche un passeport soviétique, il préférait vivre sagement à l'étranger, à distance respectueuse de Moscou.
Dans les pays où il était reçu, cela lui permettait d'afficher un petit air d'indépendance. En Union Soviétique ses livres n'étaient publiés qu'après un rigoureux contrôle de la censure. C'est pourquoi il était fréquent de trouver à l'étranger un livre d'Ehrenbourg totalement inconnu en URSS. Mais la guerre avait obligé Ehrenbourg de rentrer à Moscou. Et maintenant pris dans la ratière et docile aux ordres du patron, il lance tonnerres et éclairs contre l'impérialisme anglo-américain.
L'emprise de l'Etat sur les littérateurs devient d'année en année plus pesante. Ehrenbourg ne sollicitera sans doute plus des Soviets un passeport permanent pour vivre à l'étranger. L'imprudence serait lourde de conséquences. Chacun se souvient en Russie, du sort de Maxime Gorki. De retour après de longues années d'absence, à Moscou, il avait demandé très vite un visa pour partir à l'étranger. Il essuya un refus du Kremlin. Alors Maxime Gorki n'écrivit plus une ligne. Chaque Russe devinait contre qui était dirigé ce refus silencieux. C'est sans doute pourquoi sa mort, un jour, est devenue souhaitable...
Le poète Maïakovski qui avait bien du talent, malgré la vulgarité et l'obscénité de certains de ses poèmes, fut longtemps choyé par les dirigeants moscovites. Mais ce même Maïakovski s'envoya une balle dans la tempe lorsqu'il eut la conviction que "le vomi bolchevik lui coupait la respiration".
Le régime bolchevik ne dispose donc plus que de dociles fonctionnaires de la plume. Mais il dispose d'un tas de mercenaires étrangers qui sont plus serviles que ceux de chez nous. Ici même, à Berlin, nous trouvons parfois des livres bien curieux contenant des éloges délirants sur Staline et son régime. Ces mêmes livres ne sont imprimés en URSS qu'à un tirage extrêmement réduit. Ils sont à usage externe. Le Kremlin préfère ne pas les mettre dans les mains des lecteurs russes car les mensonges qu'ils contiennent sont trop flagrants...
La propagande... la propagande! Oui, oui. Seul un citoyen soviétique sait ce que veut dire ce mot. La propagande! chaque Russe l'a près de son berceau le jour de sa naissance!
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