Le téléphone sur mon bureau sonne. Je décroche le récepteur comme cela m'arrive cent fois par jour. Une voix inconnue se fait entendre.
– Allô, est-ce bien l'Etat-Major de l'Administration Militaire Soviétique?
– Parfaitement.
– Le commandant Klimov?
– Moi-même.
– Bonjour, Klimov! C'est la Direction principale de la MGB de Potsdam.
– Oui. A qui désirez-vous parler?
– A vous!
– Pour quelle affaire?
– Un major de la Sécurité de l'Etat s'intéresse à vous. A quelle heure êtes-vous visible?
– Pour quelle affaire?
– Pour une affaire strictement personnelle, quand peut-on vous voir?
– N'importe quand.
– Nous aimerions vous voir en dehors de votre service. En sortant du bureau, ce soir, rendez-vous à votre domicile. Votre adresse? Qu'importe, nous l'avons dans nos dossiers. Donc, à bientôt!
– Au revoir.
Je crus qu'il s'agissait d'une plaisanterie stupide d'un de mes camarades. Si bien que lorsque vint le soir, je ne me souvenais plus de la visite qui m'avait été annoncée. Etendu sur le divan, je parcourais les journaux lorsqu'on sonna à la porte. J'allai ouvrir. Sur le perron, silencieuse, se dressait la silhouette d'un officier. Le rayon de la lampe d'entrée éclairait la casquette bien connue, d'un bleu vif, bordé couleur framboise, ainsi que les épaulettes bordées de bleu. C'était l'uniforme de la MGB.
Habituellement, les membres de la MGB portent, en territoire occupé, l'uniforme de l'armée régulière. Plus souvent, ils sont en civil. Depuis la fin de la guerre, c'est la première fois que je revois une casquette à bord framboise... et sous mon propre toit. A dire vrai, mon cœur se serre. Mais une pensée me traverse l'esprit: "II est tout seul, alors qu'ils sont toujours deux quand ils viennent arrêter quelqu'un."
— Vous permettez?
Et sans attendre ma réponse, le visiteur pénètre d'un pas assuré dans les pièces. Je ne regarde pas son visage. Cependant, enlevant sa capote et sa casquette, il se tourne brusquement vers moi en s'exclamant:
– Tu sais, mon vieux Klimov, si je t'avais rencontré quelque part dans la rue, moi non plus je ne t'aurais pas reconnu! Allons, agite-toi un peu pour recevoir un vieil ami. Je regarde avec plus d'attention le visage du major de la MGB. Et ça n'est rien autre en effet que mon ami des années universitaires, André Kovtoune.
*
Par une chaude journée de juillet 1941, nous flânons, André Kovtoune et moi dans les rues de notre ville. Près de nous, retentit la marche pesante des colonnes de soldats. C'était, hier encore, des citoyens paisibles. Ils ont été aujourd'hui douchés, tondus et habillés. Ces colonnes se dirigeant maintenant vers l'inconnu. Les hommes qui les composent ne chantent pas. Et leurs visages expriment une morne résignation.
– Que penses-tu? Et comment cela finira-t-il? Je réponds sans réfléchir:
– Qui vivra verra!
– Je ne suis pas comme toi! Je préfère réfléchir. Bientôt, les Allemands arriveront jusqu'ici...
Physiquement et moralement, André était un singulier personnage. D'une carrure athlétique, mais assez gauche, il illustrait parfaitement la formule russe: "Mal taillé mais fortement cousu". Il était très fier de sa chevelure épaisse et dure, et s'était laissé pousser une longue mèche sur le haut du crâne, semblable au "tchoube" que les cosaques zaporogues portaient dans l'ancien temps. Son aspect avait quelque-chose d'asymétrique et d'un peu inquiétant...
Le trait dominant de son caractère était l'ambition. Enfant, lorsque nous jouions, il ne voulait jamais s'avouer vaincu. Plus tard, étudiant, il devait trouver une matière propre à nourrir cette ambition. Il dévorait l'histoire des grands hommes, fouillait les catalogues et les livres à la recherche d'un titre qui commençât par le mot "Grand". Et s'il trouvait: "Les Grandes courtisanes de l'Histoire", cela lui suffisait.
Il aimait ensuite quand il était avec moi étaler sa science toute fraîche. Il me parlait aussi bien de Messaline que de Néron. Mais bavardant une heure sur Carthage, il éprouvait ensuite une réelle difficulté pour me dire où se trouvait la ville de Mourmansk.
Il faut se rendre compte que dans nos écoles, l'enseignement de l'histoire universelle commence à la commune de Paris de 1871. Lorsque les élèves demandent aux pédagogues soviétiques ce qui a pu se passer avant cette date, la réponse est à peu près la même: "D'après la théorie de Darwin, c'était la période au cours de laquelle, après une longue évolution, le singe est devenu homme".
Nous avons donc tous pris en grippe "l'orgue de Barbarie", surnom donné par les étudiants au cours d'histoire. Mais à préférer les parties de football à ces leçons trop simplifiées, nos connaissances en Antiquité et en Moyen Age étaient à peu près nulles. Pour bien les connaître, il fallait les étudier de son propre chef, individuellement, à l'aide de vieux livres, extrêmement difficiles à trouver. J'ignore donc ce qui incita André Kovtoune à s'intéresser à l'histoire d'Alexandre le Grand. Ce fut sans doute une question d'amour-propre.
L'autre trait dominant de son caractère, c'était la haine féroce, implacable, qu'il nourrissait pour le régime soviétique. Cela devenait une véritable obsession. Je n'arrivais d'ailleurs pas à comprendre un état d'esprit aussi marqué par le climat politique du temps. Personnellement, je m'intéressais que fort peu à tous ces problèmes. Je savais que le père d'André était artisan cordonnier, et qu'ainsi, selon la terminologie soviétique, il appartenait à une classe de "possédants", appelée à disparaître.
Souvent, lorsque nous étions encore à l'école, il me murmurait à l'oreille des couplets anti-soviétiques du genre de ceux qu'on trouve griffonnés sur les pissotières. Mais je m'abstenais de me lancer dans les discussions. Nous avions alors tous les deux seize ans. Mais je savais que tout récemment, la NKVD était venue dans une école voisine arrêter trois écoliers pour menées anti-soviétiques.
22 juin 1941, personne n'oubliera cette date. C'est dans un ciel bleu, serein, que le tonnerre de la guerre avait éclaté. Tous nos plans d'avenir étaient détruits, et les deux ingénieurs que nous étions depuis peu de temps, étaient lancés dans la tourmente. Aux yeux de la grande majorité d'entre nous, l'Allemagne symbolisait l'Europe occidentale. Or, l'Occident, c'était l'idéal inaccessible et défendu.
Nombreux furent parmi les hommes ceux qui s'imaginèrent que la guerre était le début de la Révolution mondiale tant de fois prédite. Mais quelques jours plus tard, les nouvelles annonçant les ahurissants succès de l'Armée allemande et les défaites catastrophiques de l'Armée Rouge rassurèrent mes camarades. Il faut bien le dire: une grande partie de la jeunesse russe intellectuelle se réjouissait dans le fond de son âme en apprenant les premiers revers de l'armée soviétique. Ils étaient sûrs que s'était enfin ébranlée la sainte croisade de l'Europe contre le Bolchevisme... Maintenant bien sûr, il faut essayer d'oublier qu'on a pensé cela.
Parmi mes amis, ce fut André qui laissa exploser ses sentiments avec le plus de violence. Il en arrivait à lire entre les lignes des communiqués allemands et, lorsque les soldats de la Wehrmacht n'étaient pas encore arrivés à Kiev il jurait ses grands dieux que Kiev était déjà occupée. Chaque défaite des armées soviétiques lui procurait une joie sauvage.
Fin 1941, nous devons nous séparer. Et durant les années de guerre, alors que je craignais qu'André Kovtoune ait pu passer du côté des Allemands, je recevais. de lui trois lettres en tout, mais chacune me faisant comprendre d'une manière aussi ahurissante qu'exagérée, que l'ami d'enfance devenu membre du parti communiste, chef de partisans, militant loyal et dévoué, éprouvait aujourd'hui une étrange satisfaction à m'énumérer ses décorations... Que s'était-il passé?
*
Nous voici de nouveau face à face. Sur la poitrine de Kovtoune au-dessus de plusieurs rangées de rubans, étincelle l'étoile à cinq branches, la plus haute décoration militaire de l'Union Soviétique.
– On ne s'est pas vu depuis bien longtemps, petit frère! Accueille donc avec joie un hôte qui t'est cher.
– En effet, tu es un hôte bien rare! Pourquoi ne m'as-tu pas averti plus tôt? Pourquoi ne m'as-tu pas écrit? Tu pouvais avoir facilement mon adresse.
– Te rends-tu bien compte de ce qu'est un "spetszadani" (tâche spéciale, expression spécifiquement soviétique employée souvent par les agents de la NKVD). Pendant deux ans, je n'ai pas eu la possibilité d'écrire même à ma mère. Mais toi, comment vas-tu? Es-tu marié? Ou broutes-tu l'herbe tout seul? Comment as-tu fait la guerre?
André laisse tomber ses phrases en se promenant de long en large, les mains enfoncées dans les poches de sa culotte de cheval. Je suis frappé par l'assurance extraordinaire qui se dégage de lui. Je me borne à répondre:
– J'ai fait la guerre comme tout le monde!
– Tu veux rire? Chacun a fait la guerre à sa manière! Les uns se sont fait casser la gueule et les autres se sont enrichis! Mais c'est du passé. Quels sont tes plans d'avenir?
– Demain matin je me lève à huit heures.
– C'est bien, petit frère! Je vois que tu es réaliste et appliqué, comme avant.
Diable, l'entretien devient de plus en plus artificiel et tendu. Pendant quelque temps nous restons même silencieux. Jadis il ne pouvait supporter aucune boisson alcoolisée; aujourd'hui mettant devant lui une bouteille ornée d'une étiquette voyante, il la prend et l'examine:
– C'est mon principal défaut, je suis incapable de boire. Je n'ai pas changé. A mon domicile sont amoncelées les bouteilles de collection venant des caves de Goering. Je n'y touche jamais.
– Commences-tu par hasard à ressentir quelques remords? Pourtant, si je ne m'abuse, tu as bien tout fait pour ressembler à Robespierre? Sinon pourquoi m'aurais-tu écrit toutes ces bêtises dans tes lettres?
– C'est difficile à concevoir, mais tout cela est vrai! Ces années de guerre resteront les années les plus heureuses de ma vie... Je ne doutais de rien. Il n'en est pas de même aujourd'hui! Sais-tu de quoi je m'occupe?
– Est-ce vraiment nécessaire d'en parler.
– Si... Je paralyse peu à peu l'âme et le cerveau des Allemands. Je ne plains pas les Allemands, mais je me plains moi, parfois, et nous tous... C'est ça le fond du problème. Nous démolissons un système de vie contre lequel on peut formuler cent objections, mais qui représentait quand même une des formes de vraie culture. Et nous réorganisons tout cela d'après notre moule. Quand on songe à notre milieu, on a pourtant envie de cracher.
– Ecoute-moi, major de la Sécurité de l'Etat. Quelles sont actuellement tes fonctions exactes? Autre chose: parle un peu moins fort, les maisons allemandes n'ont pas les murs épais.
– Quelles sont mes fonctions? Toutes sortes de choses... Il y a d'abord le travail courant, qu'on a l'habitude d'imputer à la MGB, puis d'autres encore. Nous contrôlons votre activité, nous vous prêtons parfois main forte en silence, quelquefois nous intervenons de façon radicale dans vos affaires, mais sans bruit... Bref, Moscou préfère nos rapports parallèles aux comptes rendus de Sokolovsky...
Sans être interrogé, Kovtoune continue de parler:
– Tu t'es probablement rendu compte par toi-même, qu'un lieutenant de la MGB est en mesure de donner des ordres à un colonel de votre armée régulière. Les ordres d'un major de la MGB comme moi ont force de loi sur vos généraux. En tout cas, c'est une loi verbale. Sans en rien dire un général se rend bien compte que si un commandant de la MGB lui parle, c'est un ordre... Les éminences grises du maréchal Sokolovsky, le conseiller politique Semenov et le colonel Tulpanov, tu les connais sans doute?
Eh bien nous les voyons rarement, mais chaque jour ils sentent notre présence paternelle. Nous invitons aussi souvent à des causeries cordiales Wilheim Pieck et les autres chefs allemands. Oh, nous nous gardons bien de leur serrer la main, afin que des frivolités voltairiennes ne viennent pas troubler leur esprit. Nous n'avons pas, nous autres, les manières doucereuses du colonel Tulpanov.
C'est seulement lorsqu'on fait partie de la MGB qu'on arrive, petit frère, à se rendre compte de la profondeur de la veulerie humaine. On n'a plus envie de serrer la main à personne. Nos invités, quels qu'ils soient, marchent toujours sur la pointe des pieds. Pour ceux qui ne sont pas d'accord, la route de Buchenwald est ouverte. Pieck et ses copains s'en rendent parfaitement compte. Plusieurs de ses collègues y sont déjà...
La démocratisation de l'Allemagne! Ah! Ah! Ah! Sais-tu comment nous avons exécuté l'épuration de Berlin? Facile! En une nuit! Trente mille individus tirés de leur lit et mettant le cap directement sur la Sibérie... Nous avions les listes toutes prêtes, alors que nous n'étions que sur l'Oder. Sais-tu? Les dénonciateurs bénévoles faisaient littéralement la queue... Une fois j'ai donné l'ordre de disperser à coup de crosse toute cette canaille. J'en avais assez... A propos que faisais-tu l'autre jour dans la Pétersbourgerstrasse?
Je lui jette un regard étonné? J'étais effectivement allé dans la Pétersbourgerstrasse il y a à peu près une semaine. Une camarade arrivée de Moscou m'avait invité. Lorsque je trouvais le numéro qui m'avait été donné, j'étais devant une maison banale n'ayant aucune inscription extérieure, aucun drapeau rouge pouvant indiquer que l'immeuble était occupé par les autorités d'occupation.
Mais lorsque j'avais ouvert la porte, je m'étais trouvé nez à nez avec une sentinelle portant l'uniforme des troupes frontalières spéciales de la MVD. Et mon uniforme à moi n'avait produit aucune impression sur cet homme. Seule la camarade que j'étais venue voir, se portant garante pour moi m'avait tiré d'impasse et redonné quelque aisance. Car partout où se trouvent les organismes de Béria, le régime est très sévère.
Cependant, André Kovtoune continue:
– Tu as été aussi récemment à l'Admiral-Palazt entendre l'opéra "Eugène Onéguine". Jusqu'alors de tels actes ne sont pas considérés comme blâmables. D'autant que l'Admiral Palazt se trouve dans le secteur soviétique. Mais je te recommande de t'abstenir d'aller dans les théâtres des autres secteurs. Ce serait inscrit à la page débit. Tu m'as compris? Nous avons notre comptabilité spéciale au sujet de chaque officier de l'Administration militaire, même au sujet du maréchal Sokolovsky... Tu fréquentes donc la Péterbourgerstrasse. Il y a plusieurs boîtes amusantes... Une p'épinière spéciale d'instructeurs allemands, les cadres de la future MVD allemande... Il est tellement plus commode de faire certaines besognes par l'intermédiaire des Allemands. Quelques-uns d'entre eux sont d'ailleurs très dévoués, car ils s'imaginent qu'ils sont en train de construire une Allemagne nouvelle...
Il m'est impossible d'écouter mon ami sans prendre les plus élémentaires précautions d'usage:
– Tu racontes là, André, des choses bien étranges. Si j'avais à faire à quelqu'un que je ne connais pas, j'aurais déjà mis au courant les organismes compétents. Mais puisque je me trouve non seulement en face d'un ami d'enfance, mais aussi en présence d'un major de la Sécurité de l'Etat, en uniforme, je suis obligé de considérer toute ton attitude comme de la provocation pure et simple. Je crois donc superflu de donner suite plus longtemps à notre conversation.
André me regarde et éclate de rire.
– Diable, tu es devenu un homme prévoyant! Puisque cela peut calmer ta conscience et tes nerfs, eh bien, imagine que je sois un agent provocateur! Je ne ferai rien pour t'en dissuader! Au contraire, si tu admets cette hypothèse, je suis encore plus libre de dire ce que je pense...
Kovtoune s'est levé et, s'arrêtant devant la bibliothèque, il lit le titre des livres.
– Tiens, me dit-il, en prenant un volume sur les Pays-Bas. Les Hollandais lavent avec du savon les trottoirs même de leurs maisons. Ils sont tous habillés confortablement et mangent à leur faim. Eh bien, j'ai surtout pitié des petits pays dans le genre de celui-là! Que peut leur donner le communisme? Il suffira pourtant d'une dizaine de scélérats pour que les Hollandais eux-mêmes, défilent avec des drapeaux rouges. Quant au lavage des trottoirs avec du savon! Ils ne les laveront plus... Après le souper, la conversation devient plus naturelle et Plus chaude. C'est André qui parle encore:
– Depuis que je suis à l'étranger, je découvre chaque jour des choses nouvelles, par exemple: la forme et le contenu. Examinons ces deux choses par rapport au socialisme et au communisme. D'après Karl Marx, le socialisme est la première phase qui mène vers le communisme. Actuellement, les tendances socialistes sont très fortes dans différentes parties du monde. Ce sont les inévitables progrès de la société moderne. Nous avons vu le renforcement de partis social-démocrates, l'expérience socialiste de Hitler, les courants socialistes de la Grande-Bretagne...
Mais est-ce que cela signifie que Marx a eu raison. Et que tout cela mène vers le communisme? Changeons donc d'exemple et prenons le pays du socialisme réalisé, le nôtre, la Russie. Si on raisonne en tenant compte uniquement de la forme, on peut dire que c'est du socialisme, mais si on s'en tient au contenu, c'est du capitalisme d'Etat et de l'esclavagisme socialiste. Le peuple tend ses derniers muscles au nom du paradis futur.
Mais cela rappelle l'âne à l'attelage duquel on a attaché une botte de foin. Il tire sur son attelage de toutes ses forces, mais le foin, lui, reste à la même place. Est-ce possible que les naïfs d'Occident pensent encore que le socialisme et le communisme ne font qu'un? Il existe des lois psychologiques inexorables. Si on répète chaque jour à un homme une même chose il finit par croire que c'est vrai. Il y a lieu de se souvenir de la maxime de Goebbels: "Plus le mensonge est incroyable, plus il a de chance de trouver des crédules". De toute la bande d'Hitler, c'est Goebbels que j'estime le plus. C'était un homme intelligent...
– Mais il faut bien admettre, André, que la doctrine communiste tire sa force de son caractère universel. Tout ce que nous apporte le peuple moderne n'est qu'une bien petite nourriture... Hitler basait sa doctrine sur l'idée de race. C'était très bien, tant qu'elle se limitait au cadre national. Mais plus l'empire hitlérien s'étendait, plus l'application de sa doctrine devenait difficile.
Et dans les pays occupés, elle se retournait souvent contre lui. Mussolini? Il a voulu forger l'Italie nouvelle d'après le style de l'empire romain. Or l'Histoire nous apprend que seules parmi les doctrines d'autrefois avaient eu du succès celles qui parlaient d'avenir. Mussolini, lui, parlait un peu trop du passé. Si, si, André, la seule force de la doctrine communiste, c'est qu'elle promet à l'humanité de guérir tous ses maux.
– Aussi bizarre que cela puisse paraître, c'est bien avec le Christianisme qu'il faut comparer la doctrine communiste... L'homme a besoin de croyance. Staline poursuit la religion parce qu'elle lui dispute le pouvoir sur les âmes humaines. Mais ayant tué la foi en Dieu, il a bien fallu la remplacer par une autre. Et c'a été la foi en lui. Un microbe évolué à la place de Dieu... Tout cela est vieux comme le monde! Et c'est pour cela que j'ai fait la guerre?
– Ecoute, André, malgré tout, tu occupes un haut poste dans la MGB? Alors excuse-moi, et malgré tout ce que tu peux me dire, tu pues le tchékiste à plein nez.
– Oui, tu as raison! Connais-tu entre autres les maladies professionnelles des membres de la MGB? L'alcoolisme est considéré comme la moins dangereuse. Les narcomanes sont nombreux: morphine, cocaïne. Nos statistiques ont établi qu'il suffit de trois années dans nos organismes pour être atteint de neurasthénie. Il existe même en Crimée un sanatorium spécial, pour soigner nos malades, surtout les narcomanes. Mais les résultats sont médiocres, les intellectuels se guérissent moins bien que les brutes.
– Mais André, tu es ingénieur comme moi, tu as des diplômes! D'autre part tu es membre du parti, héros de la nation! Que d'atouts en mains. Pourquoi ne reprends-tu pas le vieux boulot d'avant guerre.
– Ah non, c'est exclu! Une fois entré dans la MGB, c'est pour la vie! T'en as vu des retraités de chez nous? Pendant les premières années du régime, un tchékiste qui en avait assez de son travail pouvait en choisir un autre et partout il était personna grata. Mais dans ce domaine comme dans les autres, notre régime a fait des progrès. Quitter la MGB est considéré maintenant comme un crime, c'est déserter un poste important du front communiste.
On ne me libérera jamais de mes fonctions, à moins que je ne sois moi-même sous les verrous. Et puis vois-tu petit frère, tu semblés ignorer que celui qui a joui pendant un certain temps du pouvoir, celui qui a appris à dominer les autres hommes, ne peut plus se résoudre à collectionner les papillons ou a cultiver des tulipes sur le bord de sa fenêtre. Le pouvoir, c'est un plat savamment épicé et pour en détacher l'homme qui en a mangé, on est obligé de lui arracher la tête...
André va continuer mais j'entends quelqu'un sonner à la porte. Ayant ouvert, je me trouve en face du lieutenant Michel Zykov, mon voisin. Mon jeune protégé arrive toujours en disant la même phrase: "Je passais devant ta porte, j'ai vu de la lumière, l'idée m'est venue de..." Mais ce soir il remarque dans le fond de la pièce la présence d'André. Ce dernier a son visage dans l'ombre.
Mais la lumière de la lampe de table éclaire les épaules bleu et or de la MGB et une poitrine chargée de rubans et de décorations. Le jeune lieutenant fait un geste timide dans la direction de mon ami et pense pouvoir se présenter. Mais André Kovtoune, sans bouger de son fauteuil, se borne à répondre par un bref mouvement de tête. Refusant alors la chaise que je lui offre, Zykov baragouine:
– Je crois que je vais continuer ma promenade. Je pensais que tu étais seul...
Et il disparaît plus vite qu'il n'était apparu. André reste assis encore quelques instants puis me quitte:
– Si tu viens un jour à Potsdam, passe me voir...
*
Après le départ d'André, je repense à un soldat d'un bataillon disciplinaire que j'avais connu au front et qui m'avait raconté son histoire.
Avant la guerre, ingénieur constructeur dans une grande usine d'aviation, membre du parti, spécialiste émérite, il était dès la mobilisation mis à la disposition de la MGB. Celle-ci le plaçait d'abord à la section secrète de l'Institut aéro-hydrodynamique de Moscou. On faisait à cette époque dans cet Institut des travaux de laboratoire particulièrement secrets.
Il s'agissait de créer de nouveaux types d'avions à haute altitude, dotés de turbo-compresseurs.
Car les autorités ainsi que les habitants de Moscou étaient fort intrigués par les faits suivants: depuis le début de la guerre, un avion allemand solitaire du type Heinkel planait au-dessus de Moscou, mais à une hauteur inaccessible, échappant bien sûr à toute vue humaine. Seuls les spécialistes au courant connaissaient la provenance et la signification des longues traînées blanches qui se dissolvaient lentement dans le ciel. Car cet avion qui laissait ainsi sa trace ne bombardait jamais la ville.
Sa seule mission était de prendre des photographies à l'aide d'une chambre infra-rouge. Pour les Allemands, il était important de posséder les photographies des nœuds ferroviaires de Moscou. Mais l'installation de la chambre infra-rouge permettait la prise de photographies nocturnes en totale obscurité. L'avion fantôme demeurait ainsi suspendu au-dessus de Moscou et lorsqu'il se retirait, un autre immédiatement venait le remplacer. Il y avait de quoi vous taper sur les nerfs.
Lorsque les chasseurs soviétiques voulaient grimper jusqu'à lui, le Heinkel prenait gracieusement son élan, exécutait un virage et arrosait avec sa mitrailleuse les Yak et Mieg de l'aviation russe. Souvent il ne daignait même pas leur faire cet honneur et comme il n'avait pas atteint son plafond, il les narguait en restant à une hauteur inaccessible.
Le Conseil de Défense donna l'ordre à l'Institut d'élaborer en toute hâte les méthodes de lutte contre ces avions à haute altitude. Et mon ami, l'ingénieur devenu lieutenant de la MGB, reçut la mission d'honneur d'exercer le contrôle intérieur des travaux de recherches. Mais conformément aux instructions écrites, il était tenu de démasquer et de livrer mensuellement un nombre presque déterminé à l'avance d'espions et de saboteurs pris parmi le personnel de l'Institut.
Exemple: dix espions parmi les tourneurs de quatrième catégorie, cinq saboteurs parmi le personnel de laboratoire. On appelait ça: "commandes spéciales". Cela faisait partie d'un programme de terreur psychologique. Cela signifiait aussi que la MGB avait besoin de main-d'œuvre spécialisée gratuite quelque part en URSS.
Mais après quelques mois de ce travail, les nerfs du lieutenant furent usés. Il présenta un rapport demandant à être désigné pour un autre poste. Et le lendemain, il fut dégradé, envoyé en première ligne en qualité de simple soldat dans un bataillon disciplinaire. Quand je l'ai connu, il venait d'être amputé des deux jambes.
Oui, je crois, André ne pourra jamais quitter la MGB.
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