En tant que chef de l'Administration Militaire Soviétique, le général d'armée Sokolovsky, dirige un appareil administratif monumental et fort compliqué.
Mais à ses côtés, se trouve l'éminence grise qui porte le titre de conseiller politique. Le conseil politique Semenov est en somme un ambassadeur officieux des Soviets en Allemagne, son rôle est donc infiniment plus important que celui d'un simple conseiller politique. Semenov est responsable de la politique soviétique en Allemagne. Il contrôle donc l'activité du maréchal Sokolovsky. Il a sous ses ordres directs un organisme appelé: "Bureau du conseiller politique", sorte de chancellerie grâce à laquelle s'expédient les affaires courantes.
Le Bureau assure la liaison de l'Administration militaire vers Moscou en ce qui concerne les décisions à appliquer et les ordres à prendre. Et ce même Bureau assure la liaison avec les services soviétiques chargés d'appliquer en Allemagne ces ordres et ces décisions.
La direction politique se charge d'animer les partis autorisés en zone soviétique. C'est de cette direction que sont envoyés à Pieck, Grottwohl et Ulbricht les instructions et, bien sûr, les ordres. Elle est également chargée de créer l'agitation parmi les masses laborieuses allemandes et d'assurer la propagande doctrinale. Les organismes auxiliaires créés à cet effet, sont:
la Maison de la culture, le journal Tâgliche Rundschau et le Bureau des films d'exportation soviétiques. Existent également les bureaux de censure-presse, cinéma et radio.
Une autre section spéciale, s'occupe des problèmes de l'éducation de la jeunesse allemande. C'est ailleurs que sont élaborés les nouveaux programmes scolaires, mais livres et manuels sont soumis à l'approbation et au contrôle de cette section de la Direction politique.
Cette Direction a une sœur silencieuse, la police stalinienne, portant aujourd'hui le double nom de MVD-MGB. Les trois lettres MVD, désignent le ministère de l'intérieur. La MVD a sous ses ordres la police administrative et criminelle, les brigades de pompiers et les bureaux de l'enregistrement des mariages. Elle dispose de cinq pour cent des crédits qui sont alloués à sa redoutable partenaire, la MGB, qui n'est rien d'autre que la police politique. Héritière directe de la Tchéka, GPU, NKVD, la MGB aime rester en retrait.
La direction centrale de la MGB étend ses tentacules sur toute l'Allemagne occupée. Ses brigades mobiles se nomment groupes d'opération (en russe: Opergroupa) et sont désignées par le nom de la province où elles opèrent. Mais leur quartier central siège à Potsdam. Le groupe berlinois a ses locaux à Lichtenberg, près de Karlhorst.
Les paisibles bourgeois qui se promènent aperçoivent un immeuble d'apparence respectable, aux volets souvent demi-clos et aux sentinelles à casquettes vertes, mais ils n'imaginent pas l'activité fiévreuse qui règne nuit et jour dans cet immeuble à l'aspect somnolent. Avertis par une longue expérience, les chefs de la MGB n'installent Jamais les cabinets des interrogateurs dans les pièces qui donnent sur la rue, car il est arrivé que trop souvent, leurs prisonniers sautent par la fenêtre...
Un des principaux soucis de la direction de la MGB est la recherche et la reconstitution des archives de la Gestapo hitlérienne. N'allez pas supposer que ces recherches ont pour but celui d'établir la culpabilité des anciens collaborateurs de Himmler! La plupart de ceux qui ont été découverts, après avoir subi des interrogatoires minutieux, et un redressement "politico-moral", se sont vu offrir un enrôlement volontaire dans les réseaux de la MGB.
De cette façon, se tisse jour après jour, le filet géant qui mettra bientôt toute la population de la zone soviétique sous le contrôle constant de la MGB. Les premières mailles de ce filet sont constituées par les éléments de la défunte Gestapo, et bien entendu, par les membres du parti communiste allemand ressuscité. La MGB a créé également une série d'écoles à l'enseignement très spécial. L'une d'elles, dirigée par Langue, ancien collaborateur important de la Gestapo, donc homme d'expérience, comprend deux secteurs: occidental et oriental, où sont formés les futurs agents qui devront travailler dans l'un ou l'autre secteur.
Une autre section dite "intérieure" se charge de la surveillance des fonctionnaires et des militaires soviétiques se trouvant en Allemagne.
Une autre travaille avec les services de la MGB pour le rapatriement des citoyens soviétiques se trouvant à l'Etranger. Il a fallu confier à des mains sûres ce travail de récupération des fils prodigues de la mère patrie. Et c'est ainsi que les officiers des services de rapatriement, chargés de cette tâche, ont en même temps la fonction "d'espions-résidents", "d'espions-boîte-à-lettres" et "d'espions-courriers".
La section juridique occupe une place importante dans le système d'occupation. Guidée par les idées que Vichinsky a exposées avec tant de netteté: "le Droit et la Loi sont des émanations de la ligne générale du Parti; leur raison d'être est de servir les intérêts de l'Etat soviétique", la section juridique se charge de purger les lois allemandes qui étaient en vigueur jusqu'à la capitulation de toute leur nocivité et d'en élaborer de nouvelles. Mais à l'étonnement des juristes soviétiques, beaucoup de lois édictées par le régime hitlérien ont dû être reconnues comme très commodes, sinon très bonnes, et ne justifiant aucune modification, aucune altération, dans l'esprit même de la nouvelle démocratie allemande.
Un autre embarras pour la section juridique, c'est de devoir reconnaître le caractère social et même socialement audacieux de la législation allemande du travail, datant du siècle dernier.
Pour compléter le tableau, je nommerai pour mémoire, les deux sections de Marine militaire et d'Aviation militaire, la direction économique dont j'ai parlé ailleurs, enfin la section de l'hygiène, de l'instruction publique...
En décembre de l'année 1945, le général Chabaline tombe brusquement malade. Question de surmenage, comme on dit dans le jargon officiel. Mais à la même époque, des bruits circulent, concernant une réorganisation de notre direction économique. Un peu plus tard, je prends connaissance d'un ordre venu de Moscou, proposant au général Chabaline de se retirer immédiatement de la direction économique, pour se rendre à Moscou, afin d'être mis à la disposition de la direction des cadres du Comité Central du parti communiste.
Lorsque je rends visite au général, il me fait l'impression d'un homme inquiet et traqué. Sa maladie prend, à mes yeux, un aspect tout nouveau. En Union soviétique, la coutume "des démissions avec honneur", comme elle est pratiquée en Occident, n'est pas admise. En cas de rappel, tout dignitaire soviétique peut s'attendre ou à franchir heureusement le cap et obtenir un avancement, ou à disparaître sans bruit et sans laisser de traces.
Quelques jours après, accompagné du commandant Kouznetzoff, le général part pour Moscou. Sur le quai de la gare, il avait un aspect assez piteux, l'ancien dictateur économique de l'Allemagne! Il était difficile de voir comment il avait bien pu mériter de la patrie.
C'est un personnage important, le camarade Koval, membre du Sovnarkome, qui vient d'être envoyé par Moscou pour prendre la Succession de Chabaline avec le titre d'adjoint du chef de l'Administration militaire. Quelques-uns de mes collègues restent sur place et sont admis comme collaborateurs directs du camarade Koval. D'autres profitent de la réorganisation en cours pour se glisser dans des services techniques mieux abrités des brusques poussée de fièvre et d'éventuelles adversités.
Ceux de mes collègues qui n'ont pas de diplôme et qui ne savent pas grand-chose en économie politique, se ruent, semblables à des poux, dans les antichambres du camarade Koval. Dans l'Etat-Major personnel du camarade, le travail principal tient dans une paperasserie bureaucratique. Mais pour y être admis sans diplôme, il suffit d'exhiber la carte du Parti. Les voilà donc tous s'agitant autour du nouveau potentat.
Et c'est parmi mes camarades, le plus insignifiant de tous mais aussi le plus nerveux, Vinogradov qui obtient le poste de chef de la chancellerie du camarade Koval avec, à sa disposition, un somptueux bureau et une voiture officielle. Qui pouvait savoir que le chef de la chancellerie rôdait la nuit comme un voleur, le crâne couvert de fils d'araignée, ruisselant de sueur, dans les caves et les appartements abandonnés, à la recherche de ses trophées de guerre?
Je pouvais aussi bien ne rien entreprendre et attendre d'être convoqué, à mon tour, par la Direction des cadres. Mais la silhouette inquiétante du colonel Outkine ne me laissait pas l'esprit en paix. Je le savais capable de plonger encore une fois dans mon dossier et de me proposer un travail dans les services de la Sécurité de l'Etat.
Impossible de se dérober deux fois à une pareille marque de confiance. J'avais l'esprit désagréablement hanté par les paroles prononcées jadis par le général Biazi: "Partout où vous vous trouverez, vous resterez toujours à la disposition du Grand Etat-Major." Mais le Grand Etat-Major me paraissait dépourvu de tout attrait.
Afin d'éviter une immixtion dans les affaires du colonel Outkine, je décide de brûler les étapes en me présentant à l'un des ajoints du camarade Koval, chef de la direction de l'industrie, Alexandrov, que j'avais bien connu quand j'étais près du général Chabaline. Ayant parcouru mon dossier, Alexandrov consent de fort bonne grâce à demander mon transfert dans ses services, comme ingénieur-dirigeant.
Et tout se passe le mieux du monde; peu de jours après, arrive ma nomination officielle au poste d'ingénieur-dirigeant de l'industrie. Mais où allait me mener cette continuelle acrobatie?
*
La première grande affaire à laquelle je suis mêlé concerne le potentiel industriel de paix devant être instauré en Allemagne. Mais pour comprendre l'importance réelle de cette initiative, il faut d'abord brosser le tableau de l'industrie de la zone soviétique.
Après le déferlement des armées russes marchant sur Berlin, explosait la première vague fiévreuse et désordonnée des démontages. Pendant des mois, des "démonteurs" soviétiques de tout acabit travaillèrent jour et nuit sans aucune idée, ni plan directeur. Ils n'avaient qu'un seul mot d'ordre: "tout ce que nous trouvons, doit rouler vers l'Est". Les dirigeants soviétiques qui organisaient ces démontages, ne s'intéressaient qu'à une chose: l'importance du tonnage qu'on allait charger dans les wagons. Qu'importait si ce matériel était ou non utile en Union soviétique? On démontait avec la mentalité du braconnier devant qui vient de s'ouvrir une chasse interdite.
Après le premier passage des démonteurs, ce qui restait de l'industrie allemande était mis à la disposition de notre Administration militaire. Celle-ci créa un comité chargé de la liquidation du potentiel de guerre allemand. On allait vite en besogne, car la méthode de travail était simple: tout sautait à la dynamite. Les détachements de sapeurs faisaient disparaître de la surface de la terre des bâtiments entiers d'usines d'où les machines avaient disparu.
Bien avant la guerre, l'Allemagne avait adapté une grande partie de son industrie lourde aux besoins de la production militaire. Aussi, dans de nombreux cas, par exemple celui de la production chimique, il était difficile sinon impossible de discriminer entre l'industrie de guerre et l'industrie de paix. La liquidation du potentiel de guerre se bornait à détruire, sans qu'il soit possible de savoir si ce qui était détruit était "de guerre" ou "de paix".
La tâche d'Alexandrov et de ses ingénieurs dirigeants consiste à mettre un peu d'ordre dans la maison. La situation d'ensemble de l'industrie allemande est telle qu'il est impossible de savoir par quel bout commencer.
*
Les bureaux de la direction de l'industrie sont logés dans un immeuble qui échappe au contrôle militaire de Karlhorst. Ce seul fait permet aux influences sournoises du monde étranger de se faire aussitôt sentir. En face de notre direction, un kiosque allemand. La plupart de nos collègues y achètent les journaux de différentes tendances, en prenant comme prétexte la nécessité pour eux de pratiquer la langue allemande.
Des cours de langue allemande sont ouverts à Karlhorst trois fois par semaine. Mais ce matin pour une raison inconnue, mes collègues bénéficient de deux heures de liberté.
Je suis devant ma table, mais la porte ouverte me permet de voir tout ce qui se passe dans le bureau voisin. Le capitaine Bagdassarian vient d'entrer et, jetant sur la table quelques journaux fraîchement imprimés, déclare avec désinvolture:
– Voyons un peu tous ces ragots!
Ces mots sont destinés à tous ceux qui se trouvent dans la pièce, et ils concernent le Courrier et le Télégraphe qui paraissent sous licence anglo-saxonne et sont toujours très riches en nouvelles sensationnelles.
Ayant mis précautionneusement sa capote sur un cintre avant de l'accrocher, ce qui est là une influence de l'Occident, Bagdassarian se plonge dans sa lecture. Tête appuyée sur les deux mains, il donne l'impression d'étudier des documents particulièrement difficiles. Il déplie l'Illustrierte Rundschaü, hebdomadaire illustré publié par la Tâgliche Rundschau, le quotidien et l'hebdomadaire étant les organes officieux de notre Administration militaire, édités en langue allemande.
Je sais que Bagdassarian éprouve un plaisir sans mélange en épluchant ces éditions allemandes pour y découvrir les gaffes commises par le colonel Kirzanov, responsable de ces publications. Les regards malicieux du capitaine sont d'abord attirés par les illustrations:
– Tiens, tiens... Les Allemands labourent la terre avec des tracteurs... C'est parfait, qu'ils continuent donc à labourer... et c'est nous qui boufferons... Tiens, tiens, voici une photo d'un kolkhose de chez nous!... Chez nous on laboure aussi? Que de photos sensationnelles! Bien entendu les tracteurs allemands sont tout petits, petits, d'un modèle très quelconque mais nos tracteurs à nous sont immenses, modèle Stalinetz... C'est subtil, très subtil, murmure Bagdassarian, vraiment rien à redire...
Le capitaine jette ensuite son regard sur la photo d'une fabrique de confiserie moscovite "Octobre-Rouge". Elle a été prise au cours d'une visite du fils Roosevelt. Et Bagdassarian de continuer ses commentaires:
– Tiens, voici des gâteaux doux, bons, vraiment sucrés, aromatisés! Et c'est le fils de Roosevelt qui les bouffe, cette fois! Quel triomphe! Ah, il était pas mal, son papa, mais un peu dans les nuages... Et dire que les gâteaux sont fabriqués à la chaîne! N'importe qui peut s'accroupir en ouvrant la bouche et il les avale en cascade. Vous autres, les hommes de derrière l'Océan, vous sortez des autos en série, tandis que nous, nous sortons des gâteaux! Notre vie est infiniment plus douce! T'as raison, mon vieux Kirsanov, de vouloir ainsi épater les imbéciles!
Avec un certain dépit, Bagdassarian feuillette encore un illustré, puis son visage s'éclaire d'une lueur de triomphe:
– Halt! hurle-t-il en imitant les soldats hitlériens. Halt! Quelle gaffe monumentale: montrer des pains-briques aux côtés défoncés, chaque Allemand qui a été en captivité saura expliquer ce que c'est! Montrer pareilles photos aux Allemands! Hailand-sacrament!
Sur la photo une usine-boulangerie de Kiew. Au premier plan, un monticule de pains tout frais. Nous connaissons tous ces pains-briques aux côtés défoncés. Cela veut dire qu'à l'intérieur ils ne sont pas cuits et forment une espèce de pâte gluante. Sur le front, quand nos soldats recevaient des biscottes fabriquées avec ce pain, ils ne pouvaient même pas les émietter à coups de baïonnette.
Je fais signe au capitaine de se taire, mais il poursuit:
– Et voici que pour changer, on nous montre de belles autos... Pas des casseroles occidentales, mais les incomparables autos de la marque Z. I. S. Lorsque je reviendrai dans ma patrie, je m'achèterai avant tout une Z. I. S.!
Prenant son carnet, il fait les calculs suivants:
– La Z.I.S. d'avant guerre coûtait 29.000 roubles... la nouvelle revient, dit-on, à 50.000 roubles... Si ma femme et moi continuons à travailler et à économiser, nous pourrons sans doute mettre de côté 100 roubles par mois, 1.200 roubles par an... 12.000 roubles en dix ans... Donc dans quarante ans, nous pourrons acheter la voiture... Ça peut encore aller.
Il rit pendant un bon moment tout en feuilletant d'un air désinvolte le quotidien Tàglische Rundschau.
– Rien de nouveau! La moitié des articles sont pris dans La Pravda. Ils ont été récrits, d'une façon un peu plus intelligente et on a mis partout des signatures allemandes!
Cependant, la porte qui s'est ouverte laisse passer la tête de notre chauffeur Basil. Ce dernier, constatant que le climat est plutôt à la gaîté, pénètre résolument.
– Guten morgen, dit-il.
Puis, s'approchant de chacun de nous, il tend la main en respectant l'ordre des grades.
– Le patron n'est pas encore là. Je suis donc venu vous voir un instant. Vous permettez que j'attende ici?
Le jeune Basil était encore soldat, il y a peu de temps. Mais, démobilisé, il est devenu chauffeur de notre Administration militaire. Néanmoins, il profite de chaque occasion pour conserver de bons rapports avec les officiers. Cinq années de vie de trouffion l'ont marqué. En s'installant tout à l'heure sur un tabouret, il a eu un sourire jusqu'aux oreilles.
Mais le capitaine n'est pas du tout content. Il feuillette maintenant les journaux en silence. La présence de cet étranger au service, l'oblige à renoncer à sa distraction favorite: commenter à voix haute. Etant donné la présence de Basil, il lui faut changer de disque:
– Dans le numéro d'aujourd'hui, ils se sont même souvenus de Trotsky! Viens un peu voir, lieutenant! Te souviens-tu exactement de ce que veut dire la "révolution permanente"?
– C'était, si je me souviens bien, une histoire de divergences tactiques, répond le lieutenant, qui cependant aimerait mieux qu'on lui fiche la paix.
– Mais oui, c'étaient des divergences tactiques, s'empresse de dire Basil, enchanté de pouvoir placer un mot. L'un disait: allons-y, cognons tout le monde par devant! L'autre répondait: non, tapons plutôt par derrière. L'un disait: que ça grouille, c'est pour aujourd'hui! Mais l'autre répondait: non, ce n'est que pour demain! Tout cela, camarade capitaine est même écrit dans le cours abrégé du VKPB (histoire du parti communiste).
– Je ne crois pas me souvenir qu'on en parle, répond le capitaine avec prudence.
– Si, dans le même document, il est question de "ciseaux"! Vous savez de quoi il s'agit? C'est sur la question agraire...
– Non, je ne me souviens pas.
– C'était aussi une engueulade entre les camarades Trotsky et Staline. L'un d'eux disait: il faut raser les paysans jusqu'à ce qu'ils n'en peuvent plus. L'autre répondait: mon vieux, ne nous gênons pas! Il vaut mieux les tondre. C'est comme ça qu'ils gueulaient tous deux à longueur de journée. Mais je n'ai pas compris toute l'histoire: lequel voulait raser, lequel voulait tondre.
Le nez dans ses journaux, Bagdassarian fait mine de ne rien entendre.
– Oui, toujours des divergences tactiques, continue Basil, jouant avec sa casquette. Quoi qu'on dise, depuis la disparition de Nicolas, le trône est resté désert. L'envie ne manque pas à certains d'y grimper... On a dit qu'à sa mort, le camarade Lénine avait laissé un testament. Vous en avez entendu parler?
– Non.
– On dit qu'il y avait de drôles de trucs dans le testament... Il paraît que Lénine disait...
Le capitaine Bagdassarian décide de mettre fin à une conversation aussi dangereuse. Ne dit-on pas du testament de Lénine qu'il contient un jugement très sévère sur Staline, etc...
Interrompant le chauffeur, le capitaine pose au lieutenant une question quelconque sur le service.
– Bien, il faut que je m'en aille, dit Basil en mettant sa casquette.
– Tu connais bien ce type? demande un lieutenant.
– Il a toujours passé pour un brave type! Mais il bavarde chaque jour davantage. Il est peut-être en mission.
Comme mis brusquement devant un problème capital, les quatre officiers se hâtent de placer leurs mots:
– Mais non! Ne cherchons pas midi à quatorze heures... Disons que depuis qu'ils sont en Allemagne, ils sont devenus culottés.
– Moi aussi j'ai été refait plusieurs fois. Ce ne sont que de simples trouffions, mais ils vous sortent de telles choses que le meilleur moyen, c'est de les quitter au plus vite... Faire semblant de n'avoir rien entendu... Sinon, il faudrait courir chaque jour à la Section Spéciale.
– Moi, avant la guerre, je n'avais jamais rien remarqué de pareil. Est-ce l'atmosphère d'ici qui les influence?
– Depuis la guerre, ils ont acquis plus d'assurance... A dire vrai, ce sont eux les héros! Il y a bien quelque chose de changé...
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