Gregory Klimov. Berliner Kreml

Le Kremlin Berlinois

descendez immédiatement et attendez-moi dans la voiture, me crie le général chabaline dès que j'ai franchi la porte de son bureau.

Il a pris l'habitude de ne jamais dire où nous allons. Aujourd'hui, peut-être, à une réunion du Conseil de Contrôle, dont les travaux doivent commencer? Peut-être à l'Aérodrome pour nous envoler vers Moscou ou vers Paris?

Avant la guerre, Chabaline remplissait les fonctions de premier secrétaire du "Obkome" (comité régional du parti) de la région de Sverdlovsk. Durant les hostilités, il fut nommé membre du conseil militaire et commandant les régions du front du Volkhov.

Bref, il était un de ceux qu'on nomme chez nous "les yeux et les oreilles du parti auprès du Haut Commandement". Les généraux politiques de l'espèce Chabaline ne participent jamais à l'élaboration des plans de combat ni à la direction des opérations. Mais sans leur signature, aucun ordre militaire n'est valable.

Le commandant Kouznetzoff est déjà installé dans la voiture:

– Où allons-nous, ce matin?

– Nous arriverons bien quelque part, répond le premier aide de camp avec insouciance.

Ayant pris l'autostrade, le bolide du général file vers Dresde. Nous marchons à cent kilomètres à l'heure, mais n'avons pas la sensation d'une grande vitesse. Pour des raisons inexplicables, les qualités des autostrades allemandes ne furent pas reconnues par les Russes, dès le début de notre occupation. Nous les évitions même. Mais plus tard, nos officiers avaient l'habitude de dire: "Les autostrades! Ce sont les plus beaux monuments qu'à laissé derrière elle l'Allemagne d'autrefois."

Nous voici à Dresde et l'auto s'arrête près de l'Hôtel du Grand Cerf. Il y a déjà là un nombre impressionnant de voitures officielles ornées du fanion rouge à faucille et marteau. Autour de l'hôtel, veille une garde imposante armée de mitraillettes. Sur les marches, se tient un groupe de généraux. Parmi eux, se détache la haute stature de Bogdanov, général-colonel des troupes de chars, deux fois titulaire de la dignité: "Héros de l'Union soviétique" et qui en Allemagne, est gouverneur militaire de la terre fédérale de Saxe.

Tous les commandants militaires de Saxe ont été convoqués aujourd'hui à Dresde; ils doivent y rendre compte de leur gestion devant le Haut Commandement Soviétique. Un très grand nombre de plaintes sont parvenues dans les services de notre Etat-Major principal, concernant les abus commis par les Kommandanturas locales. En effet, dans les premiers mois de l'occupation, les chefs des Kommandanturas, ne recevant aucune instruction précise de Berlin, adoptaient les lignes de conduite qui leur convenaient. La majorité des chefs de Kommandanturas étaient d'anciens sous-officiers qui, pour leur bravoure, avaient obtenu des galons. Mais ils n'avaient qu'une idée très sommaire de leurs fonctions et de leurs responsabilités.

La conférence n'est pas encore ouverte. Chabaline en profite pour faire un a parte avec le général Bogdanov. Passant près de nous, il dit quelques mots à l'oreille de son aide-de-camp. Kouznetzoff me prend alors par le bras et m'entraîne:

– Viens mon vieux, nous allons choisir une voiture!

– Quelle voiture?

– Une voiture pour le général! Tu vas voir comment ça se goupille.

Nous prenons l'allure de flâneurs et passons entre les longues rangées de voitures dans lesquelles sont venus à Dresde les commandants soviétiques des villes de Saxe. Certaines de ces automobiles sont splendides. Usant du droit du plus fort, chaque commandant d'une ville allemande a choisi la plus belle auto. Les propriétaires de ces voitures sont maintenant dans la salle de réception de l'hôtel du Grand Cerf, et les chauffeurs soldats demeurent seuls sur leur siège. La plupart sommeillent. Après avoir examiné un grand nombre de voitures, Kouznetzoff s'arrête devant une Mercédès-Benz décapotable. Le soldat chauffeur vautré sur la banquette arrière ne daigne même pas se relever pour saluer. Car les chauffeurs empruntent vite les arrogantes manières de leur patron.

– A qui appartient cette voiture, interroge Kouznetzoff?

– Au lieutenant-colonel Zakharov!

– Elle n'est pas mal, constate Kouznetzoff. Va dire à ton lieutenant-colonel qu'il expédie immédiatement cette voiture à Karlhorst pour la mettre à la disposition du général Chabaline!

Le soldat jette sur Kouznetzoff un regard irrité, mais il n'ose se fâcher et se borne à demander:

– Qui est ce général Chabaline?

– Après la conférence de tout à l'heure, ton lieutenant-colonel saura une fois pour toutes qui est Chabaline. D'autre part tu feras un rapport à ton lieutenant-colonel afin qu'il te mette aux arrêts pour infraction à la discipline militaire. Lorsqu'on est en présence de deux commandants, un soldat doit se mettre au garde à vous...

Les "trophées" sont chez nous répartis selon les grades et les fonctions. Les soldats par exemple ont droit à des montres-bracelets et à toutes sortes de menus objets. Les officiers de grades inférieurs à des accordéons. Les officiers supérieurs... La classification des trophées est très codifiée. Mais elle est soumise à un contrôle hiérarchique inexorable.

Si un jeune officier s'est emparé d'un butin qui ne correspond pas à son grade, il doit le garder au fond de sa valise s'il ne veut pas être châtié. Mais une voiture n'est pas commode à cacher!

Les Commandants Militaires de Saxe ont commis toutefois une grave erreur en étalant sous les yeux de leurs chefs un tel nombre de véhicules splendides, et ils ont payé cher cette imprudence. Car ce jour-là, devant "le Grand Cerf" plus de la moitié des voitures ont été raflées par les généraux. Il est probable que dans quelques mois quand les commandants militaires de Saxe seront de nouveau convoqués, ils arriveront devant le Grand Cerf dans des charrettes à cheval.

Plus de trois cents officiers sont réunis dans la salle. Plusieurs généraux: ceux de Dresde, de Leipzig, et d'autres grandes villes. A la table du Présidium recouverte de drap rouge a pris place le général Chabaline représentant le maréchal commandant en chef.

L'attente angoissée des auditeurs ne dure pas, car le général Bogdanov a rapidement ouvert la séance par un discours bref et énergique:

"L'Administration militaire a appris des faits regrettables qui prouvent que les Kommandanturas locales se sont rendues coupables de toutes sortes de déviations. Les assistants doivent donc faire part de leur expérience et soumettre à une critique implacable leurs activités. L'administration militaire est parfaitement au courant de tout ce qui se passe. Il est donc souhaitable que les assistants débrident franchement les plaies sans attendre l'intervention de leurs chefs."

Le sens de ce discours est clair. Et celui qui se sent coupable n'a plus qu'à se décharger sur son collègue. Un lieutenant-colonel se lève le premier, demande la parole:

– Il y a bien entendu certains mécomptes dans les activités des Kommandanturas, mais ces mécomptes sont imputables au manque presque total d'instructions précises. Les Kommandanturas sont livrées à elles-mêmes. Tout cela fini par dégénérer en...

Et le lieutenant-colonel cherche un mot approprié. Il parcourt du regard les rangs de ses collègues en y cherchant un appui et un encouragement. Mais tous les officiers baissent les yeux pour mieux regarder le bout de leurs chaussures. Le général Bogdanov s'impatiente attendant la suite de la déclaration et tapote le drap rouge avec son crayon. Le lieutenant-colonel se rend compte qu'il a fait un mauvais préambule et décide de passer directement aux faits précis:

– Prenons à titre d'exemple le commandant qui est le chef de la Kommandantura de la ville de N...

Le général Bogdanov interrompt immédiatement:

– Parlez en nommant directement les individus! Ici nous sommes entre nous.

– Bien, reprend l'orateur d'une voix plus assurée, prenons donc à titre d'exemple le commandant Evstafieff! Depuis qu'il occupe son poste il a complètement négligé le point de vue social. Près de la ville se trouve un château où habitaient toutes sortes de nobles. C'est là qu'Evstafiefî a installé sa résidence. Et il y mène une existence que lui auraient enviée les Boyards des anciens temps. C'est un perpétuel carnaval...

Le lieutenant-colonel pue l'envie. Il a probablement fait la noce bien souvent dans ce château de contes de fée, en compagnie de son collègue Evstafieff. Quelque brouille l'incite aujourd'hui à prêcher la haute vertu. Je parcours des yeux la salle dans l'espoir d'y découvrir le commandant au goût de grand seigneur. A mon étonnement, tous les commandants présents baissent la tête. Cependant l'orateur continue:

– Le commandant Evstafieff entretient un personnel domestique, plus nombreux que celui que possédait le défunt comte. Le matin, lorsque sa Grâce daigne ouvrir les yeux, elle est hébétée au point de ne pas se souvenir où elle se trouve. On est obligé de lui faire avaler du café noir à dose massive, afin de le guérir des malaises venant de sa cuite de la veille. Sa Grâce daigne alors sortir du lit.

Une Allemande saisit son pied gauche pour y passer une chaussette, une autre Allemande s'empare de son pied droit, une troisième Allemande se tient près du lit avec sa robe de chambre. Et pour enfiler son pantalon, sa Grâce a besoin aussi de ces trois femmes... La salle s'anime. Le train de vie du commandant provoque des rires et des exclamations. Mais l'orateur continue:

– Attendez ce n'est pas tout! Le viol et la luxure ont été érigés par Evstafieff en système perfectionné. II a spécialisé une brigade dans la chasse aux jeunes filles allemandes. Les prisonnières sont enfermées dans les caves de sa Kommandantura et on les amène à tour de rôle dans son lit...

A ce moment, j'aperçois assis tout près de moi un jeune commandant. Mâchoires serrées, visage penché de côté, il prend fébrilement des notes sur des feuillets étalés devant lui. Il me paraît être le commandant Evstafieff. Et il doit préparer sa réponse.

– Le cas du commandant Evstafieff est intéressant parce qu'il. est typique, conclut l'orateur. Camarades officiers, un tel état de choses ne peut plus durer! Notre tâche aujourd'hui est de stigmatiser les coupables et de faire passer sur leur tête, le glaive de la justice du prolétariat!

A la joyeuse animation succède maintenant un silence très grave. Les assistants baissent les yeux, car l'évocation de la justice soviétique est un événement toujours désagréable. Maintenant que la guerre est finie, ce n'est plus le moment de plaisanter. Il se peut que l'Administration Militaire ait décidé d'aller bien au-delà d'une simple autocritique. Il se peut qu'à la fin de la réunion, des commandants soient transférés devant le tribunal militaire...

Les calculs du général Bogdanov se sont avérés justes. Le discours du lieutenant-colonel a été probablement préparé à l'avance. Car il a suscité un tel bouleversement que les chefs de Kommandanturas commencent maintenant à déverser les uns sur les autres des torrents d'ordures. Les sténographes s'agitent pour avoir le temps de noter les détails les plus savoureux. Un autre militaire se lève et s'adresse au Présidium:

– Vous me permettez de poser une question, camarade général? Elle est peut-être un peu hors du sujet, mais j'ai besoin d'un conseil.

– Bien. Videz votre sac, répond le général Bogdanov.

– La Kommandantura dont je suis le chef est située près de la frontière tchèque. Chaque matin, de l'autre côté de la frontière, arrivent chez moi des tas de gens absolument nus. Pour le moment, je les enferme dans les caves comme ils sont. Car il est indécent de les laisser ainsi courir dans les rues... Mais je n'ai absolument rien pour les vêtir...

Des rires saluent ce témoignage et le général Bogdanov s'exclame:

– Que racontez-vous là! Tous ces individus sont nus?...

– Mais, oui, et c'est bien simple ils sont absolument nus comme s'ils venaient de naître... On a même honte de les regarder!

– Je ne vous comprends pas, répond Bogdanov en échangeant un regard avec les autres membres du Présidium. Racontez donc avec précision d'où viennent ces gens nus?

– Ce sont des Allemands de Tchécoslovaquie. Les Tchèques les déshabillent entièrement et les expédient dans cet état dans notre zone en leur disant: "Vous êtes venus tout nus dans notre pays, sortez-en de même!" Que faire de ces Allemands des Sudètes? Pour les Tchèques, c'est un sujet de rigolade, mais pour moi c'est un problème difficile. De quoi dois-je vêtir ces gens? Alors que mes soldats portent souvent des haillons?

Tout le monde se tait, gêné. Ce brave et naïf commandant fait figure de trouble-fête. On ne lui donnera aucune réponse. Mais rompant le silence qui règne depuis quelques minutes, le général Bogdanov se lève pour prononcer un petit discours de clôture:

– Les organismes d'occupation doivent être à la hauteur de notre politique. Il faut sauvegarder avec piété le prestige de notre Armée et de notre Etat aux yeux des Allemands. Les Kommandanturas sont les chaînons d'un système nous permettant d'entrer directement en contact avec les populations allemandes.

J'ai une furieuse envie de me lever et de lui répondre:

– C'est pour ces considérations de prestige que vous avez sans doute réuni dans les Kommandanturas tous les rebuts de notre armée! Pour le moment, vous négligez l'opiniop publique d'un grand pays vaincu! Mais les résultats se feront sentir plus tard!

Après la fin de la conférence, les assistants sont conviés à un banquet. Avec le commandant Kouznetzoff et un officier de l'Administration militaire de Dresde, j'occupe une petite table située près d'une fenêtre. Un splendide panorama se déroule à nos yeux. Bien qu'à moitié détruite, la ville de Dresde est encore fort belle. Elle a gardé le caractère noble de l'Allemagne d'autrefois que beaucoup d'entre nous ignorent. Sur une estrade, un orchestre allemand joue le "Petit châle bleu", mélodie soviétique bien connue. Le commandant Kouznetzoff contemple la salle:

– Le cadre est très beau. Si on pouvait flanquer dehors tous les convives on serait tout à fait bien!

Les chefs des Kommandanturas semblent déjà oublier cette conférence sévère et menaçante. Ils se consolent en racontant leurs faits d'armes. Le nombre de bouteilles servies explique leur euphorie. La salle se remplit d'un bruit puissant et confus.

Notre convive, l'officier de Dresde, jette un regard sombre autour de lui:

– J'éprouve ici, dit-il, la même sensation que jadis, dans le métro de Moscou. Le métro est splendide, mais il n'est pas en harmonie avec le public. Les murs sont de marbre mais entre ces murs circulent des voyous affamés...

J'interroge le commandant Kouznetzoff, toujours au courant de ce qui se dit dans les coulisses:

– D'après toi, que va-t-il arriver à Evstafieff? Kouznetzoff sourit.

– Il ne lui arrivera rien! Et si les choses tournent au vinaigre, on le transférera dans une autre Kommandantura.

On a besoin chez nous de canailles professionnelles de cette espèce. Ils sont d'ailleurs membres fervents du parti bolchevik. Alors on ferme les yeux. Le parti ne peut se passer d'eux, ils ne peuvent se passer du parti. C'est un cercle vicieux.

Je suis étonné d'entendre les deux convives parler avec une telle liberté. C'est là un climat très particulier des premiers mois de l'après-guerre. Chacun a le sentiment d'avoir conquis la liberté au prix de son sang.

*

Durant notre séjour à Dresde, le général Chabaline est l'hôte du général Doubrovsky, chef de la section économique saxonne de notre Administration militaire.

Dans le bureau du général Doubrovsky se tient maintenant une réunion qui ne ressemble en rien à celle du "Grand Cerf". D'un côté d'une table monumentale sont assis les généraux Doubrovsky et Chabaline, de l'autre les notabilités allemandes de la région, le Landrat de Saxe et le maire de Dresde. Le maire, bien qu'Allemand, parle le russe le plus pur. Il était il y a fort peu de temps lieutenant-colonel dans l'armée soviétique.

A l'ordre du jour, sont inscrits les problèmes économiques de la Saxe sous le régime d'occupation. L'affaire est menée rondement. Le maire n'est pas seulement un exécutant de premier ordre, mais c'est aussi un expert pour tout ce qui concerne les problèmes locaux. Nous n'avons nullement besoin de légiférer ou d'élaborer quoi que ce soit. C'est le maire lui même qui inspire nos décisions, les formule et nous les fait simplement approuver. Une seule fois, un ombre intervient dans notre discussion, c'est lorsque le maire nous fait sentir ses origines allemandes.

Les poutres utilisées comme supports dans les mines de "axe manquent totalement. Sans bien réfléchir au problème, le général Chabaline propose:

– Vous avez beaucoup de forêts dans la région? Abattez-les!

Le maire lève épouvanté les bras au plafond.

– Mais si nous abattons les forêts, notre Saxe sera bientôt un désert!

Les généraux russes sont bien contraints de chercher une formule de compromis.

Quant au Landrat de Saxe, c'est un personnage falot, au caractère mou, membre du nouveau parti démocratique. Il accepte tout, il signe tout.

Le lendemain, les discussions reprennent à l'Etat-Major de notre Administration militaire, qui se trouve dans l'ancien Palais des Rois de Saxe. Des hauts murs recouverts de boiseries sont décorés par de magnifiques toiles, portraits de graves et illustres personnages de l'histoire de la Province. Un Prince appuyé sur son épée jette son regard glacial sur ces Russes aux épaulettes d'or installés à ses pieds. Sait-il, ce prince, que ces hommes sont les vainqueurs? Involontairement je me tourne vers le portrait et murmure:

"Monseigneur! Tout est mesquin aujourd'hui."

Au moment des adieux, je serre la main au lieutenant-colonel maire de Dresde, et par courtoisie je lui parle en allemand. Car il est quelquefois utile de rappeler aux valets qu'ils sont encore des hommes.

Une des mesures qui devait avoir une grands influence sur l'avenir économique de l'Allemagne, fut formulée par l'ordre N 24 du maréchal Joukov sur la confiscation des immeubles appartenant aux membres du parti nazi. On y trouvait aussi des indications assez vagues au sujet des premières réformes à imposer pour la nationalisation de l'industrie et l'organisation agraire. Cette organisation agraire devait causer beaucoup de soucis au général Chabaline.

Encore peu accoutumées aux méthodes soviétiques, les autorités allemandes locales se perdaient dans des interprétations diverses des textes officiels et se montraient incapables de lire entre les lignes. Il faut dire que l'ordre N 24, assez ambigu, ne contenait aucun chiffre précis.

Il était émaillé de slogans démocratiques et il en ressortait que les autorités de la nouvelle démocratie allemande allaient obtenir de larges pouvoirs. Le peuple allemand représenté par sa "vraie élite" devait élaborer lui-même les projets de réformes puis les soumettre à l'étude et à l'approbation de l'administration militaire soviétique. La rédaction de ces projets devait être contrôlée par les Landrat des nouvelles terres fédérales.

En même temps que le texte de l'ordre N 24, le général Chabaline reçut une instruction secrète où toute la procédure à suivre était précisée. Il devenait clair que le rôle des "nouvelles élites allemandes" était purement fictif.

Une voiture imposante ornée de multiples fanions s'arrête un jour devant le perron de la Direction économique. Un civil en descend, c'est un Landrat. Une fois arrivé dans la salle d'attente du général Chabaline, le civil se courbe obséquieusement, serre son chapeau et sa serviette convulsivement sur son ventre et semble vouloir se protéger d'un vigoureux coup de poing. Assis sur une chaise comme sur un brasier, il attend son tour d'être reçu. Par les soins de son interprète, Chabaline prend connaissance du projet de réforme agraire concernant telle ou telle terre fédérale:

– Quelles sont les dimensions limites des terrains que cet homme nous propose?

– Cent à deux cents arpents en rapport avec chaque cas qui se présente, camarade général, répond l'interprète.

– En voilà des imbéciles, il nous amène un troisième projet aussi ridicule que les deux autres! Dites-lui que nous ne sommes pas d'accord.

L'interprète annonce cette décision à l'Allemand. Ce dernier piétine, l'air égaré. Il commence à fournir des explications, essayant de prouver que son projet est conforme à l'idée directrice de la réforme et dans le cadre spécifique de sa province. Le Landrat prend peu à peu de l'assurance. On sent qu'il cherche sincèrement la meilleure interprétation de l'ordre N24.

Bien que cela ne fasse pas partie de mes fonctions, j'essaie de participer le plus souvent possible à de pareilles discussions. L'économie capitaliste de l'Allemagne que j'avais imaginée chaotique, est régie par des lois d'interdépendance organique étroite. C'est pour un spécialiste soviétique un intéressant sujet d'études. En effet, l'économie allemande est un mécanisme très complexe et très précis et donne peu de champ aux improvisations.

J'ai vu souvent des spécialistes allemands qui, après avoir écouté les conseils péremptoires de Chabaline, levaient les bras au ciel:

– Mais, Herr Général! Ce que vous dites équivaut à un suicide.

Cette fois-ci tout se déroule comme à l'accoutumée. Le général Chabaline joue encore avec son crayon et d'un air grave, il aspire des bouffées de fumée. Il ne se donne même pas la peine de se faire traduire les explications du Landrat. Tout cela n'est pour lui qu'un songe creux. Ayant regardé sa montre, il exprime que l'audience a assez duré. Et s'adressant à l'interprète:

– Dites-lui qu'il emmène tout son bazar! Le projet doit être entièrement revu. Nous devons défendre les intérêts de la paysannerie pauvre, non ceux des propriétaires terriens...

Le Landrat se lève perplexe, déçu, car tous ses arguments out été vains. Le projet sera donc revu. Mais cette comédie va durer jusqu'au moment où "les aspirations de la nouvelle élite allemande" seront conformes à l'instruction secrète que Chabaline garde dans son coffre-fort. Car la réforme agraire bien qu'ayant des aspects économiques n'en est pas moins une réforme aux buts strictement politiques. Il s'agit de porter un coup décisif à la masse paysanne alemande de moyenne aisance, et de créer un prolétariat des campagnes.

A l'étape suivante, la première sera physiquement anéantie et le second apprendra à bien connaître le fameux slogan de l'état sovié tique: "La terre est à vous, mais tout ce qu'elle produit est à l'Etat". Tout ceci explique l'indifférence du général Chabaline, cet automate aux épaulettes de général, lorsqu'il est question de l'avenir économique de l'Allemagne. Et les Allemands qui se présentent à lui sont, bien que communistes, de pauvres types...

Des Allemands d'une toute autre espèce, fréquentent le Kremlin berlinois. Ces personnages viennent surtout chez le colonel. Kondakoff, directeur du Département de la Science et de la Technique. Ce colonel qui n'est plus de première jeunesse, est un homme très cultivé. Avant la guerre, il était membre du Comité de direction des Hautes Ecoles.

Un matin, Kondakoff me rencontre dans les couloirs. Son visage exprime le désespoir...

– Mon cher Klimov, venez vite à la rescousse!

– Que se passe-t-il, mon colonel?

– J'ai dans mon bureau un Allemand qui va me rendre fou. Il nous offre une diablerie dont il est l'inventeur. Il se refuse à donner des précisions et baragouine des mots impossibles à comprendre.

– Mais en quoi puis-je vous être utile?

– Venez lui parler! Mon interprète est un crétin. Vous, vous avez l'avantage de bien connaître la langue.

Dans le bureau du colonel, je trouve un Allemand blond et maigre. Il se présente, me présente ensuite sa petite femme blonde semblable à une poupée.

– Alors, Herr ingénieur, que nous amenez-vous?

– Avant toute chose, Herr commandant, je tiens à vous exprimer ma satisfaction de présenter mon invention à la grande Union Soviétique. Ainsi, mon œuvre servira aux classes laborieuses.

– Mais de quoi s'agit-il?

– Je préfère mourir avant l'âge plutôt que de livrer mon invention aux Américains qui pourtant paient davantage. Mais cette funeste caste impérialiste...

– Mais bien entendu, dis-je en lui coupant la parole. J'attends que vous me fassiez un exposé technique.

Après deux heures d'explication, je ne suis pas plus avancé que ne l'était tout à l'heure le colonel. Il s'agit, semble-t-il, d'un moteur d'une force incroyable, susceptible de bouleverser toutes les données des sciences militaires. Mais les plans de ce moteur ayant disparu au cours d'un bombardement aérien, l'inventeur nous demande notre appui pour reconstituer et terminer ses travaux. En contre-partie, il s'engage à mettre son brevet à la disposition du gouvernement soviétique.

Je demande à l'Allemand de m'établir une liste exacte du matériel dont il a besoin. Mais avec une précipitation un peu suspecte, il ouvre sa serviette et m'offre sur-le-champ la liste, faite en trois exemplaires. Y figure tout ce qu'on veut: somme d'argent, articles d'alimentation, cigarettes. Tou't, sauf du matériel de laboratoire.

L'envie furieuse d'assommer l'homme et de le flanquer à la porte me prend. J'ai le sentiment d'ailleurs qu'il tente la même opération dans tous les services d'occupation de Berlin, et pour attendrir ses interlocuteurs, il traîne avec lui son épouse...

Malgré cette entrée en matière peu engageante, Kondakoff décide de mettre l'inventeur à l'épreuve. Mais il murmure, menaçant:

– Méfie-toi, mon vieux, car si tu songes à nous mener par le bout du nez, tu en verras de toutes les couleurs!

Le Département de la Science et de la Technique est une sorte d'antichambre de la MGB. La tâche du colonel Kondakoff est de réunir les premiers éléments d'une invention et d'en déterminer la valeur. Puis, si l'affaire est sérieuse elle est transmise dans la section de la science et de la technique de la MGB à Postdam. Et c'est au sein de ce dernier organisme que l'invention sera soumise aux spécialistes et experts soviétiques les plus qualifiés.

Il m'arrive souvent, depuis que je suis à Karlhorst de rencontrer le commandant Popov, premier adjoint du colonel Kondakoff. Avant la guerre Popov était directeur de l'Institut des recherches expérimentales de la télévision et de la télémécanique. Il aime beaucoup mettre en valeur ses mérites et sa compétence scientifiques.

Un jour, me trouvant dans le bureau du colonel Kondakoff, Popov engage avec moi une conversation sur les dernières découvertes. II est question surtout de l'aviation américaine et des B-29, les nouvelles forteresses volantes. Popov avec un air supérieur, s'agite:

– Nous en avons maintenant chez nous de ces petits oiseaux-là! Mais vous vous souvenez peut-être, Klimov, qu'en 1943, nos journaux avaient annoncé que plusieurs forteresses volantes américaines, ayant perdu leur route après une attaque aérienne sur le Japon, avaient été contraintes d'atterrir sur notre territoire?

– Oui, je me souviens vaguement.

– Cette affaire avait été assez délicate, car elle ne s'était pas passée exactement comme l'avaient relatée les journaux. Mais cette histoire ne vous intéresse peut-être pas, Klimov?

– Oh si, continuez, commandant Popov!

– Donc, lorsque les avions américains qui s'étaient égarés furent repérés, au-dessus du territoire soviétique, nos autorités lancèrent à leur poursuite une escadrille de chasseurs. Nos avions eurent quelque mal à les rattraper. Enfin, par radio, il fut donné aux Américains l'ordre d'atterrir.

Les Américains eux avaient ordre de n'atterrir sur aucun aérodrome étranger, car les forteresses volantes, dernière création de la technique américaine, étaient un secret jalousement gardé. En cas d'atterrissage forcé, l'équipage était tenu de descendre en parachutes tandis que l'avion explosait dans les airs, un mécanisme fonctionnant pour la provoquer. Tous ces détails nous expliquent pourquoi les Américains, sans prendre garde aux signaux de nos chasseurs, continuèrent de foncer en survolant la "Taïga" sibérienne.

Nos chasseurs tirèrent une salve avec leur Koutchka placée dans leurs ailes. Salves qui dispersèrent les bombardiers américains. Mais l'un d'eux dut se poser sur l'aérodrome de Khabarovsk. On fit à nos alliés américains une réception aigre-douce. Mais en dépit de toutes les exigeances soviétiques, les aviateurs américains refusèrent de quitter leur avion avant l'arrivée sur les lieux du Consul des Etats-Unis. On ne put trouver facilement le Consul. Mais pendant ce temps les autorités soviétiques mirent les scellés sur la forteresse volante ce qui obligea les aviateurs à descendre. On emmena alors les pilotes dans le plus chic restaurant de la ville devant une table garnie des mets les plus succulents et dans la compagnie agréable de nos "in-tourist-giris".

Pendant qu'on étalait devant eux toutes les tentations de ce monde, afin de les retenir aussi longtemps que possible à la table du festin, le téléphone entre Moscou et Khabarovsk fonctionna sans relâche. Puis, de la capitale, décollèrent des avions ayant à leurs bords les meilleurs spécialistes de notre pays dans la technique de la construction aéronautique.

Le soir même, usant aussi bien de persuasion que de contrainte, nous fîmes coucher les pilotes américains dans les luxueux appartements de l'hôtel "In-tourist". On fit le nécessaire d'ailleurs pour qu'ils ne fussent pas seuls dans leur lit. Pendant ce temps-là, un travail fiévreux se poursuivait sur l'aérodrome: à la lueur des projecteurs, nos ingénieurs et nos dessinateurs se démenaient autour de la forteresse volante. Nous devions dans le courant de la nuit obtenir ainsi tous les plans de structure et des cellules de cet avion géant.

Le narrateur, qui m'avoua dans le cours de son récit, avoir été lui-même à Khabarovsk comme ingénieur, me donna encore quelques détails romanesques. L'équipage du B-29 était retenu dans les locaux de "l'Intourist". Mais l'un des membres se doutant de quelque chose, se glissa jusqu'au champ d'aviation, et se rendit compte de l'activité qui régnait autour de la for teresse "mise sous scellés". De retour à l'hôtel, il en avertit ses camarades.

Et ces derniers qui avaient à leur disposition un poste d'émission anglais modèle miniature à ondes très courtes, compris dans l'équipement de l'avion, s'en servirent pour expédier au Grand Quartier Général des forces américaines un message chiffré. Aussi, Moscou et Washington échangèrent des notes au sujet de l'internement du géant des airs. Washington exigeait que la forteresse fut immédiatement rendue. Et dans des termes d'une politesse exagérément sucrée, Moscou s'excusait du retard apporté à la restitution donnant comme prétexte: les conditions atmosphériques défavorables.

Lorsque la dépêche chiffrée des aviateurs américains fut captée par leurs camarades des postes militaires du Pacifique, le travail de nos brigades techniques était déjà presque terminé. Ni la structure gigantesque et compliquée des B-29, ni ses cellules n'étaient plus un mystère pour nos techniciens. L'équipage américain put alors s'apprêter à reprendre son vol. Et c'est à ce moment que se produisit l'épisode le plus ahurissant de cette histoire.

Un message personnel de Frankiin Rooseveit à Joseph Staline arrivait à Moscou: "Acceptez, oncle Jo, que je vous fasse cadeau du B-29".

Les fébriles et frénétiques recherches imposées par Moscou a nos ingénieurs et à nos savants et les travaux nocturnes de Khabarovsk avaient donc été superflus. Rosseveit lui-même offrait spontanément aux Soviets un des secrets qu'ils cherchaient depuis des mois...

Pendant ses voyages d'inspection, dans la Thuringe et la Saxe occupées à l'origine par les Américains, le général Chabaline exige des gouverneurs militaires des enquêtes sur les savants et les spécialistes allemands dont on a perdu la trace. Un ordre spécial a été lancé dès le début de l'occupation dans tous les coins et recoins de notre zone car la disparition de ces savants irrite notre Administration militaire. Et les résultats sont en générai très médiocres.

Chabaline pousse des jurons, maudissant ces diables d'Alliés qui ont agi plus rapidement que nous. Car au cours de leur brève occupation de la Thuringe et de la Saxe les Américains ont évacué vers l'Ouest toute la fine fleur de la science et de la technique allemandes. Savants de premier plan, laboratoires, archives, tout est parti vers les U. S. A....

Nous avions cru que les usines de Zeiss à léna allaient être un butin de première qualité. Mais là encore les Américains avaient été les plus malins. Tout le haut personnel technique avait été évacué. Ne disposant que d'un personnel d'exécutants de second ordre, les usines de Zeiss ont perdu toute leur importance. Nous devons constater des cas identiques dans les principaux laboratoires de Dresde et de Leipzig.

L'Institut des Recherches Scientifiques du Kaiser Wilheim à Berlin sur lequel nous avions fondé tant d'espoirs est, pour les mêmes raisons aujourd'hui, aussi utile que les ruines du Colisée... Pour sauver la face, devant Moscou, l'Administration militaire donne à des petits savants de qualité moyenne, une importance qu'ils n'ont jamais eue. C'est ainsi que des sous-chefs de laboratoire de chez Messerschmitt sont présentés comme les principaux collaborateurs de l'inventeur lui-même...

Néanmoins beaucoup de lettres arrivent dans le bureau du colonel Kondakoff, certaines sont adressées au maréchal Joukov lui-même. Le colonel les lit avec un sourire de pitié... Ce sont de simples Allemands venus de la masse qui écrivent pour proposer des modèles économiques de prothèse ou de fauteuils roulants. A ces lettres, sont joints souvent des croquis dessinés d'une main maladroite. Aujourd'hui, l'Allemagne et l'Union Soviétique ont à leurs charges des centaines de milliers d'individus qui, mutilés de guerre, ne peuvent se reclasser socialement...


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