le lendemain de mon arrivée à Karlhorst, je me présente au colonel Outkine, commandant la section des cadres de l'Administration militaire. Devant le bureau du colonel et en conformité absolue avec le règlement, je claque des talons et fais mon rapport:
– Montrez-moi tous les documents que vous avez! Outkine brise les cachets de la monumentale enveloppe que je lui remets. Le voici entrain d'étudier minutieusement les nombreuses feuilles d'enquêtes qui concernent ma personne.
– Vous êtes donc de l'Académie Diplomatico-Militaire? Plusieurs de vos camarades sont arrivés ici avant vous. Comment avez-vous pu terminer vos études dans un délai aussi court?
– Camarade colonel, j'ai été admis directement au cours de la dernière année et me suis présenté ensuite aux examens de sortie.
– Vous avez obtenu le titre de licencié des sciences diplomatiques? Puisqu'il en est ainsi, nous avons pour vous plus de travail qu'il n'en faut. Dans quel domaine préférez-vous agir?
– Là où je puis être le plus utile, camarade colonel.
– Alors, voyons ce qui convient le mieux. Le département de la Justice, c'est là où l'on élabore les nouvelles lois allemandes? Il y a aussi le cabinet du conseiller politique?... Non, ce serait trop embêtant pour vous! Que diriez-vous si je vous proposais d'être membre de la direction de la Sécurité de l'Etat?
Refuser un poste de cette nature est chose impossible. Autant dire ouvertement qu'on manque de loyalisme à l'égard du régime. Autant se suicider purement et simplement. Mais l'idée d'appartenir à la police politique ne m'enthousiasme guère. Je ne suis plus à l'âge où l'on se passionne pour les romans de détectives. J'essaie donc prudemment de trouver un valable prétexte de refus.
– Quelles seraient mes fonctions au sein de cet organisme?
– Le même travail qu'en URSS. Vous n'en avez nulle idée? Tout ce que je puis vous dire, c'est que vous ne chômerez pas!
– Camarade colonel, puisque vous avez bien voulu m'interroger sur mes préférences, je me permets de vous signaler qu'il serait peut-être plus raisonnable de m'utiliser dans le domaine de l'industrie. Car dans le civil, je suis ingénieur.
– Là aussi, vous pouvez rendre service! Voyons si j'ai quelque chose pour vous.
Outkine feuillette le dossier et décroche le téléphone.
– Camarade général, excusez-moi de vous déranger (il commence à tracer mon curriculum vita). Et il conclut: vous désirez donc que je vous le présente immédiatement? A vos ordres!
Se tournant vers moi, Outkine ajoute avec un sourire:
– Bon! Allons-y, je vais vous présenter à l'adjoint du commandant en chef chargé des problèmes économiques.
Et c'est pourquoi dès le second jour de ma présence à Karlhorst, je franchis la porte du bureau du général Chabaline.
La pièce est immense et couverte de tapis. Au milieu de cette pièce, un bureau vaste comme un terrain de foot-ball. Une autre longue table, en forme de T est jointe à la première; recouverte d'un drap rouge, elle est sans doute réservée aux conférences.
Penché sur sa table, j'aperçois un général au visage carré, énergique, presque brutal. Les yeux sont enfoncés dans les orbites. L'homme donne l'impression d'être, sinon un intellectuel, du moins d'un grand travailleur. Sous ses larges épaulettes je ne vois que deux ou trois rubans de décorations. Mais à droite de la poitrine, se détache l'insigne rouge et or qui n'appartient qu'aux membres du Comité Central du parti communiste. Je ne me trouve donc pas devant un militaire de carrière, mais devant un personnage influent du régime, qui a revêtu cet uniforme pour la circonstance.
Le général s'empare de mon dossier, l'étudié en tirant sur son cigare et en se frottant de temps en temps le bout du nez. Il semble avoir complètement oublié notre présence.
– Alors, quoi? Etes-vous en somme un type fidèle? Il s'est renversé en arrière dans son fauteuil et pour mieux me dévisager, il a levé ses lunettes sur le milieu du front.
– Je suis aussi fidèle que l'épouse de César, camarade général, répondis-je sans broncher.
– Veuillez vous exprimer en russe! Je n'aime pas qu'on me pose des énigmes!
Le général a remis ses lunettes et se plonge derechef dans les paperasses de mon dossier personnel.
– Bien... Mais pourquoi n'avez-vous pas encore adhéré au parti communiste, interroge Chabaline. Je réponds par la sempiternelle phrase banale:
– Je ne me sens pas encore apte à prendre cette grande résolution, camarade général.
– Tatata... Radotage d'intellectuel! Combien d'années vous faut-il pour vous sentir apte?
Je pare l'attaque en me réfugiant derrière un slogan du parti, admis par les plus hautes autorités du Kremlin et qui ne souffre aucune critique:
– Je suis un bolchevik sans parti, camarade général. Quelle chance de pouvoir recourir dans les moments difficiles à telle ou telle phrase de Staline. Mais les questions et les rèsponses se succèdent:
– Vous représentez-vous à peu près le travail que vous aurez à faire?
– J'ai des idées très précises sur tous les problèmes de l'industrie, camarade général.
– Les seules connaissances industrielles sont insuffisantes. Avez-vous droit d'accès aux archives secrètes?
– Tous les étudiants qui sortent de l'Académie Diplomatico-Militaire jouissent automatiquement de ce droit d'accès.
– Où avez-vous obtenu la confirmation de ce droit d'accès?
– A la Direction centrale des cadres de l'Armée soviétique et à la Section des Affaires Etrangères du Comité Central du parti communiste.
Ces derniers mots font, semble-t-il, l'effet recherché. Le général me pose encore quelques questions sur mon travail dans le civil et sur ma conduite pendant la guerre. Il contrôle chacune de mes affirmations, les confrontant avec les documents qu'il a devant lui. Probablement satisfait par mes réponses, il déclare:
– Vous siégerez en qualité de mon adjoint dans le Conseil de contrôle interallié. C'est une bonne chose de connaître plusieurs langues. Les techniciens que j'ai sous mes ordres ne parlent que le russe. Quant à mes interprètes, ils ne comprennent rien aux problèmes techniques.
Le général commence alors à me donner ses instructions en appuyant avec force sur chaque mot:
– Vous n'avez jamais travaillé à l'étranger? Une fois pour toutes, vous devez comprendre que tous vos futurs collègues étrangers dans le conseil interallié ne sont pas autre chose que des espions appointés par les services d'informations capitalistes. Donc, pas de rapports intimes avec eux. Pas de conversations à cœur ouvert. Il faut parler le moins possible mais écoutez le plus possible. A celui qui bavarde trop, nous lui arrachons la langue. Ne l'oubliez jamais!
Je manifeste mon approbation, mais je pense in petto:
"II a une drôle de façon de s'exprimer, le général. Dès qu'il ouvre la bouche, on se rend compte qu'il a dû faire un stage sérieux dans les services de la MGB. Je pense que l'interrogatoire a pris fin." Mais le général a gardé les questions savoureuses pour la fin:
– Il est fort possible qu'on entreprenne des démarches pour vous enrôler dans un service d'espionnage étranger. En ce cas, que ferez-vous?
– Je donnerai mon consentement. D'abord, je marchanderai longtemps pour que mon consentement paraisse vraisemblable.
– Et après?
– Après, je demanderai les instructions à mon chef hiérarchique. Dans le cas présent, à vous.
– Vous êtes joueur?
– Non.
– Vous aimez l'alcool et les vins?
– Dans la limite de la décence.
– Les femmes ont-elles une influence sur vous?
– Je n'en aime qu'une.
Je sens que Chabaline n'est pas encore satisfait. Il veut me dire quelque chose de désagréable, sans trouver les mots nécessaires.
– Bref, commandant Klimov, vous êtes Jésus-Christ en personne! Vous essayez en tout cas de me le faire croire... Au revoir! Et en sortant de mon bureau allez donc faire la connaissance de mon premier aide de camp!
Je me rends dans une pièce voisine. Un homme, en uniforme de commandant, est assis devant sa table. C'est le premier aide de camp du général Chabaline. Voyant sur mon visage que l'audience chez son patron a donné d'excellents résultats, il me tend la main:
– Commandant Kouztnetzov!
Nous échangeons quelques paroles cordiales. Et je l'interroge sur le genre de travail qui m'attend:
– Mon travail à moi, consiste à rester assis jusqu'à trois heures du matin, en compagnie du général et à user ainsi le fond de ma culotte et les chaises. Quant à ce que vous devez faire, je n'en sais rien. Mais vous le verrez vous-même...
Un matin, la porte qui mène dans le bureau du général, s'ouvre violemment. Un petit homme fort remuant et portant l'uniforme de commandant, vient vers moi en courant.
"-- Camarade Klimov, le général vous demande de venir pour une minute."
Ce petit commandant inconnu a des allures de bureaucrate. Chabaline prend un dossier que lui présente l'officier qui est venu me chercher et me le remet d'un air solennel.
– Débrouillez-vous avec tous ces papiers. Faites-vous aider par une secrétaire ayant droit d'accès aux archives secrètes. Dictez-lui les textes en les traduisant au fur et à mesure. Le travail devra se faire dans les locaux du Service Secret. Il ne faut pas jeter les carbones usagés, mais me les remettre une fois le travail terminé. Je sors et demande en passant à l'aide de camp:
– Quel est le petit bonhomme qui m'a parlé?
– C'est le major Filine, un des rédacteurs du Tàgliche Rundschau.
Enfermé dans un des bureaux de la Section Secrète, je commence à étudier les documents qui m'ont été confiés. Les uns sont rédigés en anglais, les autres en allemand. Sur des feuilles, des colonnes de chiffres ou des feuilles chiffrées. En premier, un notice écrite en russe porte la mention "confidentielle". L'informateur inconnu rend compte de ce qui suit:
"Nos services ont pu établir dans quelles conditions les agents du service secret américain ont exécuté l'enlèvement du professeur D. et du docteur N., anciens collaborateurs de l'Institut d'Empire des Statistiques Economiques. Tous les deux ont été pris à leur domicile respectif et expédiés en avion à Wiesbaden, au Grand Quartier de l'Espionnage économique américain.
Là, ils furent interrogés durant trois jours par les officiers américains, dont les noms suivent: (liste de noms). Les renseignements qui intéressaient les officiers américains sont indiqués dans l'annexe."
Je jette un coup d'œil sur l'annexe. C'est une statistique tirée à la ronéo et à grand tirage par l'Institut d'Empire. Le matériel dont il est question ne semble avoir aucun caractère secret. Il a sans doute été publié avant la capitulation à l'usage des bureaux d'études allemands. Tout en se débattant entre les mains des gangsters américains, les savants allemands ont été prévoyants.
Avant d'être poussés dans l'avion qui devait les emmener à Wiesbaden, ils ont eu le temps de se rendre à l'Institut pour en extraire des archives, les statistiques nécessaires. Munis de deux exemplaires, ils en remirent un aux Américains et un peu plus tard, un autre aux Russes... Que pouvaient-ils faire de plus, pour être bien vus des uns et des autres?
Les documents en anglais, me parurent plus intéressants. C'étaient des copies d'interrogatoires sténographiés que ces mêmes professeurs allemands avaient subis à Wiesbaden. Et à titre d'annexés, figuraient les mêmes statistiques que les deux Allemands nous avaient remises eux-mêmes. Ainsi, nos services de renseignements avaient vérifié l'authenticité des documents.
Ceux de source américaine n'était munis ni de cachet ni de numéro d'ordre. Ils avaient donc été pris chez les Américains par des agents à nous. Peut-être en possédons-nous un au centre même de l'espionnage économique américain? Je constate que le commandant Filine est effectivement un bureaucrate appliqué. Drôle de journalisme que celui qu'il exerce dans les salles de rédaction du Tâgliche Rundschau.
Quelques jours plus tard, je suis témoin d'une scène amusante. Une lourde enveloppe cachetée est apportée au général Chabaline; elle vient du Quartier Général Américain de Berlin-Zennendorf. Ce sont là nos premiers contacts avec les Américains. Le Conseil de Contrôle Interallié ne siégeant pas encore, nous en sommes à un échange de vagues gestes de courtoisie.
Dans l'enveloppe se trouve une lettre d'introduction rédigée en anglais. Les Américains nous font ainsi savoir que, procédant à un échange d'informations économiques, ils ont la satisfaction de nous envoyer une documentation susceptible d'intéresser nos services.
Mais c'est là le côté amusant de l'anecdote: dans l'enveloppe se trouvent les mêmes tableaux de statistiques que ceux transmis par le commandant Filine quelques jours plus tôt, et qui avaient un caractère hautement confidentiel, et qui étaient le fruit laborieux de l'enlèvement nocturne de deux savants allemands. Là où nous nous empressons de mettre la mention "strictement secret", les Américains ne voient aucun secret. Ils offrent cordialement et de bon gré les renseignements de cette nature à leurs alliés soviétiques.
Je me présente au général pour lui montrer la documentation et l'adresse de son expéditeur: "Economical Intelligence Division". Chabaline jette un regard sur les documents et se gratte l'oreille avec un crayon. Finalement, il bougonne:
– Quelle est cette comédie de fausse amitié? Les documents sont bien les mêmes, nom d'un chien! Mais quelle est cette manie des Yankees d'utiliser ouvertement le mot intelligence... Lorsque des espions étrangers vous font des politesses, il faut être doublement vigilants... Camarade Klimov! pas un mot au sujet de cette histoire...
*
Dans l'immeuble de l'Hôpital Saint-Antoine, se sont installés les autres services qui se trouvent sous les ordres du général Chabaline. Ce sont: le département de l'Industrie, le département du Commerce et du Ravitaillement, le département de la Planification de l'Economie, le département de l'Agriculture, le département des Transports, le département des Sciences et de la Technique.
Dans deux immeubles voisins se trouvent: le département des Réparations, dirigé par le général Zorine, et le département de l'Intendance du général Demikov. Mais ces deux départements se trouvent encore sous les ordres de Chabaline. Celui de l'intendance ne s'occupe que des questions d'ordre intérieur.
Celui des réparations est, de loin, le plus important et le plus nombreux. Il jouit d'une certaine autonomie et entretient avec Moscou des rapports directs sans passer par le général Chabaline. Son chef, le général Zorine, n'est pas un homme de guerre. C'est un général "économique" et avant la guerre, il dirigeait à Moscou d'importantes entreprises commerciales.
La Direction Economique est, en quelque sorte, le Ministère de l'Economie de l'Allemagne soviétique. C'est l'organisme suprême dont dépend toute la vie économique de notre zone. Il doit servir à modifier de fond en comble la structure d'un pays aussi évolué que l'Allemagne!
Le jour de mon arrivée à Karishort, l'état-major personnel du général Chabaline n'était composé que de deux personnes:
Kouznetzoff, aide de camp et Vinogradov, chef du secrétariat. Deux personnes! Alors que d'après les listes qui ont été établies, il en faut au moins cinquante!
On m'a inscrit sur la liste du personnel au titre d'expert des problèmes économiques. Mais, étant donné que nous sommes encore en pleine organisation, il faut jouer au touche à tout. Je suis obligé de suivre partout le général en qualité d'adjoint, alors que le commandant Kouznetzoff demeure dans les locaux de la direction. Cette répartition des rôles ne plaît guère au premier aide de camp qui ne cesse de grogner:
– Vous vous balladez toute la journée avec le général, en buvant par ci par là de la vodka. Pendant ce temps, je fais le travail de tout le monde.
Mais Koutznetzoff connaît bien son affaire. C'est donc un homme indispensable, ayant des pouvoirs très étendus. Son visa suffit pour qu'un projet soit présenté au maréchal Joukov.
Je demande un jour à Kouznetzoff ce qu'il pense de Vinogradov:
– C'est un rat de Chancellerie!
Vinogradov passe sa journée à galoper dans les couloirs en brandissant des feuilles de papier. Un jour, n'y tenant plus, je l'arrête au passage:
– Dites moi, quels sont ces feuillets que vous trimballez partout?
– C'est la liste de nos collaborateurs qui ont droit à un costume civil pour participer aux travaux du Conseil de Contrôle... Vous figurez déjà sur la liste, bien entendu...
Je jette un regard sur les feuillets et j'y vois le nom de Vinogradov, figurant en première place; or, le bougre n'a absolument rien à faire dans le Conseil de Contrôle... Il a une manière très spéciale de saluer les gens. Quand il rencontre le menu fretin, il lance au passage la formule stakhanoviste: Santé et force! et il brandit la main avec enthousiasme et courage. Quand il s'agit de Kouznetzoff et de moi, il dit invariablement: "Salut. Quoi de nouveau à l'horizon?" Pour le général Chabaline, il réserve un obséquieux: "J'ai l'honneur de vous saluer".
A première vue ce n'est pas un homme, mais un volcan. Mais si l'on y regarde de près, on s'aperçoit vite que toute son activité fébrile tourne autour de coupons d'étoffé en pure laine, de bons de ravitaillement pour privilégiés, de boissons alcoolisées, et d'ordres de réquisitions d'appartements. Les biens de ce monde sont pour Vinogradov, répartis selon la formule:
"il ne faut donner qu'à celui qui peut lui aussi procurer quelque chose."
On voit son nez dans tous les trous. Mais la seule chose qu'il redoute, c'est la nécessité de faire un jour un travail utile.
Il a dépassé la quarantaine. J'ai eu l'occasion de jeter un coup d'œil sur sa biographie. Il a passé sa vie à organiser quelque chose. Tantôt des brigades de choc ou des équipes quelconques, tantôt "l'enthousiasme populaire", tantôt "un nouvel élan spontané de stakanoviste". Pas le moindre titre d'instruction, mais de l'énergie, du culot, et de l'adoration pour soi-même. Dans des pays normaux, les individus de cette espèce se contentent d'être commis voyageurs, camelots, ou paradeurs dans les cirques.
Mais en Union Soviétique, ces hommes jouent un grand rôle au sein des organismes gouvernementaux. Ils sont "l'huile" qui permet aux rouages monumentaux de la machine de grincer moins. Ils font une agitation de propagande autour des fictions tels que les "syndicats professionnels libres", "le mouvement de choc des ouvriers", "l'émulation socialiste", "l'enthousiasme des masses laborieuses", etc... Le rôle d'un bonhomme sans cervelle comme ce Vinogradov est de galoper comme un chien autour du troupeau soviétique et d'aboyer à perdre haleine.
Un nouveau collègue vient bientôt se joindre à nous. C'est le capitaine Bystrov, nommé chef de la section secrète! Un soir, entrant dans ses locaux, je vois Bystrov qui dort sur une table; sa capote lui sert de couverture, et il semble ne pas avoir d'oreiller. Je pense d'abord que le gars a trop bu, mais bientôt le commandant Kouznetzoff me donne l'explication de l'énigme:
– Connais-tu la dernière trouvaille du général? Il oblige le pauvre Bystrov à dormir sur une table! Il n'y a pas encore de coffre-fort dans la section secrète, si bien que Chabaline a décidé que Bystrov ne quitterait pas les lieux, afin d'interdire l'accès aux espions étrangers et qu'il tiendrait sous sa tête, durant son sommeil et en guise d'oreiller, les dossiers les plus importants.
Un soir, je rencontre mon collègue dans la rue:
– Klimov, viens donc avec moi chez Vinogradov.
– Pour quoi faire?
– Allons-y, tu verras! On a bien le droit de rigoler quelquefois. Tu n'as jamais rencontré Vinogradov la nuit?
– Non.
– Il rôde dans Karlhorst et comme un chacal, il va flairer le butin dans les maisons abandonnées. Je l'ai coincé hier à l'aube, traînant un sac rempli de torchons. En me voyant, il a tenté d'essuyer précipitamment son visage couvert de poussière et de toiles d'araignées... Son logis est un véritable musée de vieilleries...
Désirant faire plaisir à mon nouveau collègue, j'accepte son invitation. Vinogradov entr'ouvre sa porte et fronce les sourcils en nous voyant. Il demande à Bystrov:
– Pourquoi viens-tu encore ici?
– Ouvre ta porte! nom de Dieu, lui répond Bystrov. Et dépêche-toi de nous montrer tes dernières trouvailles!
Après un conciliabule quelque peu acharné, Vinogradov nous laisse entrer. Un singulier spectacle s'offre à nous. Ce n'est point un appartement, mais un vaste entrepôt. Le mobilier, empilé jusqu'au plafond, suffirait à meubler trois ou quatre demeures.
Bystrov s'amuse comme un fou. Jetant un regard à droite et à gauche, il se dirige vers un buffet qui semble cependant fermé à clef.
– Que caches-tu là-dedans?
– Le buffet est vide, fous-moi la paix!
– Ouvre-le, sinon je le défonce.
Ce disant, Bystrov vise avec sa botte la porte d'acajou. Vinogradov sort alors un trousseau de clefs et ouvre le meuble en maugréant. Ce dernier est rempli, amoncellement disparate, de vaisselle, de porcelaines, provenant des demeures allemandes abandonnées.
– Veux-tu que je casse tout cela, propose Bystrov, ce sera pour toi une belle occasion d'aller te plaindre?
– Tu perds la tête, mon vieux! Briser ces objets précieux? Va dormir, ça te calmera, proteste Vinogradov.
Je contemple cette scène en silence. Je pense au Vinogradov, perpétuel haut-parleur émettant autour de lui des slogans soviétiques sur la culture, l'abnégation et les buts élevés qui caractérisent une société sans classe.
– Montre-nous encore tes richesses, continue Bystrov.
– De quelles richesses veux-tu parler? Il y a ce lustre qui n'est pas mal!
– Combien de nuits as-tu passé pour le déterrer?
– Je mets ces menues choses de côté pour ma famille qui est pauvre.
– Comment, pauvre! Il n'y a pas de pauvres dans le pays du prolétariat! Chacun a sa vie assurée, tu as donc oublié cette formule bolchevique? Et tu te crois par-dessus le marché un des piliers de nos Syndicats libres?
J'entraîne, avec beaucoup de peine, Bystrov qui est déchaîné. Mais cette visite, à moi, m'a paru amusante...
*
Pour des raisons de sécurité, Karlhorst a été isolée du reste du monde. La zone interdite est limitée par de nombreux postes de sentinelles. Après neuf heures du soir, la circulation est même interdite aux militaires. Ceux dont le service est nocturne, possèdent des laissez-passer. Quant à moi, qui suis obligé souvent de rester auprès du général jusqu'à trois heures du matin, je suis interpellé fréquemment par les sentinelles:
– Halte-là, le mot d'ordre?
Chabaline s'est installé dans une petite villa très proche de l'Etat-Major principal. C'est le quartier où logent presque tous les généraux de l'Administration militaire. Ce quartier est surveillé plus encore que les autres et pour y avoir accès, il faut se faire délivrer des sauf-conduits spéciaux.
Je suis vite au courant des habitudes qui régnent à Karlhorst, elles me font un peu sourire, car elles sont un mélange de sévérité et de vigilance exagérées et d'insouciance et d'incohérence inimaginables. Bystrov m'en cite un exemple:
– Connais-tu les mesures de sécurité qui ont été prises pour veiller sur la personne du maréchal Joukov? Il occupe un vaste bureau dont les feriêtres s'ouvrant d'un côté, sur la façade principale, c'est-à-dire en bordure de la rue, sont gardées par une nuée de sentinelles; mais personne ne garde les autres. Pourtant, des fenêtres donnent derrière sur un terrain abandonné qui jouxte une forêt. Une personne bien au courant des coutumes de Karlhorst, peut arriver sous ces fenêtres sans être vue.
Le commandant Kouznetzoff et le chauffeur Micha, occupent une petite villa à côté de celle de Chabaline. Seul, le sergent Nicolas, homme maigre et taciturne, vit sous le même toit que le général.
Parfois, des hommes de tous âges défilent, escortés de sentinelles, dans les rues de Karlhorst. Ils sont vêtus d'uniformes soviétiques qui ont été teints en noir. Ce sont des bataillons disciplinaires, composés de Russes que les nazis avaient arrachés à leur foyer et emmenés en Allemagne comme requis civils. On les emploie ici à toutes sortes de travaux de construction. Le visage de ces hommes est morne. Ils savent ce qui les attend lorsqu'ils seront contraints de rentrer en U.R.S.S.
Sauf la "Treskov-allée" où un tramway passe entre de grands immeubles, le reste de Karlhorst est composé de petites villas entourées de jardins. C'était sans doute habité par des bourgeois allemands de moyenne aisance. L'aspect extérieur est plutôt banal, mais toutes ces villas sont aménagées avec un confort qui nous étonne. Les moindres détails attirent notre attention; sur les portes de ces villas, on voit encore la trace des coups de baïonnettes.
Mais les poignées des portes existent et restent bien fixées. Les serrures fonctionnent, les gonds des portes ne grincent pas, rampes et marches des escaliers sont peintes de neuf. Ou plutôt, tout nous semble neuf, car en U.R.S.S. depuis la révolution de 1917, nombreuses sont les habitations qui n'ont jamais été réparées.
En arrivant à Karlhorst, j'étais descendu dans l'hôtel réservé aux officiers de l'Administration militaire. Mais, profitant d'un moment de loisir, je suis entré dans une maisonnette abandonnée, dissimulée dans la verdure et les buissons en fleurs. L'intérieur était propre et intact, comme si les propriétaires l'avaient quittée la veille. Vinogradov n'avait sans doute pas eu le temps de la visiter. Et le jour même, je m'y suis installé.
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