Ces jours derniers, notre Académie a été bouleversée par un drame absurde. En voici la lamentable histoire.
La façade de notre Ecole s'ouvre sur une large artère qui se nomme la rue Volotchayevsk. Le long du trottoir entre les deux bâtiments de l'Académie, on a dressé une palissade en bois afin de protéger la cour intérieure des regards indiscrets des passants. Mais le général Biazy, notre directeur, qui attache une grande importance, non seulement à la tenue de ses élèves, mais aussi à l'aspect extérieur de la maison, a ordonné d'abattre cette palissade et de construire une protection plus élégante et plus grandiose.
La palissade abattue, il y avait donc une sortie très commode conduisant directement de la cour à la rue, près de l'arrêt du tramway. Ce qui économisait à tous les élèves les grands détours par les corridors et les antichambres. Toute l'Académie trouva fort avantageux d'utiliser ce passage de fortune. Mais voyant ce désordre, le général fit mettre une sentinelle près de cette ouverture avec l'ordre sévère de ne laisser passer personne. Mais une sentinelle suffit-elle à interdire une issue large de cinquante mètres et à barrer la route à toute une Jeunesse en faisant rebrousser chemin aux étudiants et aux Professeurs? Donc, tout continua comme par le passé. Si bien que le général furieux menaça les sentinelles de les mettre aux arrêts.
– Mais que dois-je donc faire, camarade général, gémit l'une d'elles qui était de service? Je ne puis quand même pas faire feu sur tout le monde!
– Mais si! Vous connaissez le règlement! Pas de commentaires inutiles, conclut le général.
L'heure de la fin des études sonna bientôt et une vague d'officiers se rua comme chaque jour vers l'issue interdite. Ce fut en vain que la sentinelle hurla et fit des gestes menaçants. Nul n'y prêta attention. Soudain apparut la silhouette rondelette du général faisant sa tounée d'inspection. En même temps, un capitaine qui venait de terminer ses études à la section japonaise de l'Académie, essaya de sauter à son tour dans la rue.
– Halte, hurla la sentinelle. Mais le capitaine habitué à cette mise en scène continua d'avancer. Simultanément s'avançait le général.
– Halte ou je tire! avertit la sentinelle une dernière fois. Puis, perdant tout son sang froid elle épaula son mousqueton et tira sans viser.
Il était 4 heures de l'après-midi, la rue pleine de monde. La sentinelle était tellement émue qu'elle eut été incapable certes de viser une cible. Mais le capitaine s'effondra en silence sur le trottoir, le crâne fracassé.
La sentinelle ne fut bien entendu l'objet d'aucune sanction et le général lui fit même des félicitations publiques pour sa conduite impeccable.
Ce drame me fit réfléchir. "Tu n'éviteras pas ton sort", disaient fréquemment nos aïeux. II paraît que nous ne devons plus partager leurs croyances, car il faut que dans nos esprits il y ait place pour la confiance en Staline.
Aujourd'hui plus que jamais, j'ai des raisons pour songer à mon sort. Les études sont terminées, une nouvelle phase de ma vie va commencer. J'ai le pressentiment que je vais franchir une étape nouvelle. d'où je ne retrouverai plus un chemin de retraite vers le passé... Ces derniers jours, mes chefs m'ont fait comprendre plusieurs fois qu'une candidature en qualité de professeur titulaire d'une chaire à l'Académie pouvait être retenue. Bien sûr, c'est pour un étudiant terminer ses études triomphalement!
Les cadres du personnel enseignant sont en quelque sorte les réserves immédiates du grand Etat-Major Soviétique. C'est la liste des professeurs qu'on vient consulter chaque fois qu'on a besoin de charger quelqu'un d'une mission de confiance à l'étranger. Un professeur part soudain pour l'Europe occidentale, un autre est dirigé brusquement vers l'Amérique. Tous partent comme membres secondaires d'une délégation quelconque, mais ils sont toujours en mission spéciale.
Revenu à Moscou l'agent rendra compte de sa mission non pas au département gouvernemental auquel appartenait la délégation, mais à la section intéressée du grand Etat-Major.
Ainsi, tout récemment, l'un des professeurs de l'Académie a parcouru la Tchécoslovaquie, l'Autriche et d'autres pays de l'Europe centrale. En qualité d'interprète traducteur, il accompagnait un professeur soviétique de botanique universellement réputé, et membre de l'Académie des sciences d'URSS. Quelles sont les herbes et les petites fleurs que le professeur est allé cueillir en Europe centrale en compagnie d'un si curieux interprète? Et lequel des deux était sous les ordres de l'autre?
L'étudiant qui à la fin de ses études devient membre du personnel enseignant se trouve donc à un carrefour plein de promesses. Le personnel enseignant est toujours bien informé sur ce qui se passe dans les coulisses du grand Etat-Major. Et il est toujours facile de se procurer des avantages. On n'est plus à la merci du hasard.
Ainsi, lorsque j'entendis parler pour la première fois de ma candidature à une chaire de professeur, cette nouvelle suscita en moi des sentiments contradictoires. D'une part, j'étais séduit par l'idée de pouvoir rester à Moscou, connaître l'atmosphère du Kremlin, pouvoir profiter de nouvelles et vastes perspectives.
Mais d'autre part, un pareil engagement ne peut mener que dans une seule direction: en avant! Il suffit pour se casser la tête ou pour la perdre, de jeter un coup d'œil à côté ou en arrière. Il faut donc jouir d'un parfait équilibre intérieur et être absolument certain de servir la bonne cause. II y a bien entendu quelques remèdes: l'hypocrisie, l'ambition, la moralité, le manque de scrupules dans le choix des moyens.
Enfant de l'époque stalinienne, je suis maintenant édifié sur le rôle important que jouent ces "remèdes" dans la société soviétique. Mais personnellement, je ne me sens capable de me livrer à des intrigues douteuses que si je suis certain qu'il n'y a pas d'autre moyen pour atteindre un but exaltant ou pour servir une cause grande et juste. Or, je n'arrive pas à me convaincre que notre cause est grande et juste.
Je m'indigne parfois contre moi-même. Je pense que mes doutes sont ceux "d'un mou", d'un intellectuel russe du xix' siècle. Je pense aussi que pour ne pas succomber dans l'URSS de nos jours, il faut avoir une mâchoire de loup et une queue de renard. Savoir donner un bon coup de dent en fonçant en avant et effacer soigneusement les traces derrière soi...
Non. Il serait préférable à tout point de vue que je sois envoyé dans les pays d'Europe centrale. Dans un cadre nouveau, au cœur même des grands succès que nous devons à notre victoire, il me semble que je retrouverais vite mon équilibre.
Ayant ainsi pesé ma décision, je vais plaider ma cause auprès du lieutenant-colonel Taube, un des dirigeants de notre académie. Le lieutenant-colonel professeur baron von Taube, rejeton d'une illustre famille de barons baltes, est l'adjoint du colonel Gorokov directeur des études. Il est considéré ici comme un objet de musée mais il est irremplaçable du fait de ses connaissances et de ses capacités exceptionnelles.
Malgré une particule apparemment compromettante, le baron von Taube jouit d'un grand prestige et son jugement en toute occasion joue un rôle décisif. C'est un professeur d'une culture hors ligne, d'esprit concret et attentif, toujours disposé à écouter avec bienveillance, les "confessions" de ses subordonnés. Je me présentai donc chez Taube et vidai mon sac...
Soit dit en passant, von Taube n'est pas l'unique représentant de la société d'autrefois au sein de notre Académie. Il y a encore le général major comte Ignatieff, figure moins séduisante que le premier. Dans sa première jeunesse, page de Sa Majesté l'Empereur, puis étudiant de l'Académie Impériale du Grand Etat-Major, le comte Ignatieff fut durant de longues années l'attaché militaire à Paris du gouvernement tsariste.
En 1930, après avoir séjourné dans l'émigration, il offrit ses services aux Soviets. Maintenant dans la jeunesse universitaire, les deux volumes de ses Mémoires intitulés Cinquante années de service militaire jouissent d'un grand succès. Après la victoire, l'ancien chevalier-garde comte Alexis Ignatieff a revêtu l'uniforme de général. On l'a même nommé historiographe de l'Armée Rouge. Bien entendu les dirigeants soviétiques n'ont pas confiance en lui. Mais il sert de témoignage vivant de la tolérance du régime soviétique à l'égard des repentis.
Dans ses Mémoires, Ignatieff énumère les nombreux mobiles, un peu vagues, qui l'ont incité à abandonner ses anciennes croyances. Cependant à Moscou, on ne se gêne pas de dire ouvertement qu'Ignatieff n'avait eu qu'un mobile unique: abandonner enfin son métier de plongeur dans les restaurants parisiens... On se moque aussi d'autres repentis plus ou moins illustres. L'écrivain Kouprine, jadis fort connu est lui aussi revenu à Moscou. On décrit ainsi son arrivée: une fois descendu du wagon, Kouprine pose ses valises, se jette à genoux et aux yeux de tout le monde, baise la terre natale. Lorsqu'il se relève et tend la main pour reprendre ses valises, celles-ci ont disparu...
Le lieutenant-colonel Taube m'écoute attentivement, et promet de ne plus faire figurer ma candidature au professorat. Il me promet aussi de solliciter mon envoi en mission à l'étranger.
Quelque temps après, je suis convoqué chez le colonel Gorokov qui me reçoit comme une vieille connaissance.
– Ah, camarade commandant Klimov, quelle joie de vous voir!
Le renard me manifestant ainsi sa joie, je suis immédiatement pris d'une grande inquiétude. Le ton aimable de Gorokov laisse toujours prévoir les surprises les plus désagréables.
– Vous n'avez pas voulu m'écouter autrefois! Vous avez fichu votre camp de la Faculté Orientale, continue le colonel sur un ton de réprimande et comme il s'adressait à un gamin indocile. Je n'avais pas l'intention de vous pardonner cette décision. Mais je suis obligé de le faire aujourd'hui étant donné les brillantes attestations de vos professeurs.
Je me tais, attendant encore que Gorokov change de tactique.
– Donc, vous désirez travailler dans des conditions de liberté? questionne-t-il sur un ton amical. Etonné, je lève les sourcils.
– Nous voulions pourtant vous garder ici. Mais on me propose de vous faire travailler et de vous mettre à l'épreuve ailleurs. Je suppose que vous vous êtes démené vousmême, pour obtenir cette deuxième solution?
Je regarde Gorokov, mi-interrogateur, mi-ironique. A-t-il su que j'avais fait l'impossible jadis pour être transféré dans la Faculté Occidentale? Je le crains.
– Je ne m'oppose pas à ce qu'on vous confie une mission. Et je suppose que vous-même, vous ne vous y opposerez pas.
Je demeure immobile, impassible et silencieux. Les questions et les manifestations de curiosité ne sont pas admises parmi les officiers du Grand Etat-Major. Le colonel continue:
– Et pourtant, j'ai un reproche à vous faire, un seul! Pourquoi n'êtes-vous pas encore membre du parti communiste? Je ne suis pas pris à l'improviste.
– Camarade colonel je ne fais partie de l'Académie que depuis un an! Pour faire une demande d'admission, il faut la recommandation de trois membres du parti me connaissant et devant être mes collègues depuis deux ans au moins.
– Bon... Mais dans le passé?
– Avant la guerre, j'étais un débutant et je n'ai pas eu le temps de travailler plus de deux ans au même endroit.
Intérieurement, je brûle d'envie de dire à Gorokov ce que je pense et qui peut ainsi se résumer: "Votre façon de procéder est malsaine et immorale. Seuls les hommes qui ont déjà donné leurs preuves en tant que membres distingués de la société, devraient avoir le droit de poser leur candidature. S'il en était ainsi, le parti serait une véritable élite intellectuelle et morale. Vous faites le contraire, vous encouragez les débutants à devenir communistes. Et ceux-ci adhèrent au parti uniquement pour des considérations de carrière et d'ambitions."
Cependant, le colonel me donne ses ultimes recommandations:
– J'espère que le jour où je vous rencontrerai de nouveau, j'aurai le plaisir de constater que vous vous êtes empressé de combler cette lacune. Quant au reste, je n'ai rien à dire. Vos certificats d'études sont irréprochables. Votre dossier va être transmis à la direction principale des cadres.
Après cette audience, j'attends d'être convoqué dans les sphères supérieures, afin de subir les interrogatoires d'usage et de remplir les formulaires d'enquête.
Bien que les étudiants de notre Académie appartiennent aux éléments sûrs, triés sur le volet, ils n'échappent pas aux cérémonies administratives, que doivent subir tous ceux qui partent travailler à l'étranger: comparution devant la commission des mandats du GUKRKKA (direction principale des cadres de l'armée rouge) et devant la section étrangère du Comité Central du parti communiste. La vigilance ne peut jamais nuire! Qui sait? Le doute est peut-être déjà dans l'âme d'un candidat qui paraissait jusqu'ici insoupçonnable. Ou bien quelque chose de fâcheux a pu se produire, parmi les parents du candidat, ou les parents de sa femme!
L'une des institutions les plus désagréables de notre temps, la plus odieuse, est celle des otages et de la responsabilité collective. Un citoyen est connu comme "membre irréprochable de la collectivité soviétique". Mais il suffit que l'un de ses parents, même éloigné, soit pensionnaire de la NKVD pour qu'il soit inscrit automatiquement dans la catégorie des "politiquement peu sûrs". Même en Allemagne nazie, la carrière personnelle d'un individu n'a jamais été subordonnée aux agissements d'un membre de sa famille.
Les enquêtes et les interrogatoires qui précèdent les départs à l'étranger, durent ordinairement trois à six mois. Il suffit qu'un enquêteur de la NKVD découvre qu'un parent même très éloigné du candidat n'habite plus à son domicile, et qu'il est considéré comme "disparu dans des conditions imprécises" pour que la candidature soit immédiatement rejetée. Car tout ce qui est imprécis est en URSS considéré comme suspect.
Mais au lieu des convocations habituelles, je reçois l'ordre inattendu de me présenter chez le directeur de l'Académie. Fait assez extraordinaire pour me rendre perplexe...
Au sujet du général Biazi, circulent dans notre Académie des bruits contradictoires. Certains de mes camarades, pour la plupart fils à papa, font autour du nom du général une réclame tapageuse, et très suspecte. Selon eux, Biazi a tous les talents, tous les dons, sa culture est supérieure et c'est même un vaillant diplomate. II a occupé, paraît-il, dans le passé les fonctions d'ambassadeur des Soviets en Italie, il parle à la perfection toutes les langues et sait même lire, dit-on, dans les âmes de ses interlocuteurs.
D'autres camarades, moins soucieux d'assurer leur avenir, laissent entendre un autre son de cloche: Biazi a commencé sa glorieuse carrière comme vendeur de "khalva" et de fruits sur les marchés de Tiflis et son seul mérite serait d'être d'un commerce agréable et de savoir faire luire ses yeux, doux comme le "rakhat-loukoume".
Les manières du général sont bien connues. Il est soigné et élégant, presque outrancièrement. Un étudiant qui se trouve sur son chemin n'a aucune chance de se tirer d'affaire sans subir un examen détaillé:
– Voyons l'ami, quelle est cette façon de marcher? Vous ne ressemblez guère à un officier! On dirait plutôt une "baba" . qui s'affaire dans une foire, allons, mon ami, faites quelques pas, en long et en large, pour que je puisse voir si vous êtes un vrai militaire!
Ensuite commence la cérémonie des présentations. Dissimulés à une respectueuse distance nous nous réjouissons du spectacle.
– Pourquoi, mon très cher, vos bottes ne sont-elles pas cirées? Les bottes doivent être comme un miroir! Il faut pouvoir s'en servir pour se raser!
– II y a de la boue dans la cour, camarade général, balbutie le malheureux capitaine.
– Et l'idée ne vous vient jamais de regarder sous vos Pieds au lieu de pointer le nez vers le ciel? Qui vous oblige de marcher dans la boue? Voilà comment doivent être faites les chaussures! glapit le général en avançant son petit pied chaussé d'une étincelante botte vernie à talon haut.
– Oui, camarade général!
– Quel est ce ton pleurnichard? Est-ce ainsi qu'on parle a "son chef? répétez votre phrase.
Et le général commence à faire courir le capitaine en long et en large, lui apprenant les formules qu'il faut utiliser dans une conversation avec un chef. Il prend goût à la leçon et commence à mimer lui-même le dialogue:
– Lorsque j'étais jeune, camarade capitaine, je n'étais pas une andouille, comme vous, murmure-t-il essoufflé.
"Lorsque tu étais jeune, tu vendais quelque part des cacahuètes", répond intérieurement sans doute la victime.
Lorsque fatigué et satisfait, le général s'éloigne enfin, le capitaine pousse un soupir de soulagement; mais bien vite il réalise que sa joie était prématurée. L'aide de camp du général, ombre silencieuse qui suit son chef pas à pas, est demeuré en arrière "pour mètre à jour la comptabilité". Il sort de sa poche un carnet et fait signe au capitaine d'approcher. Car pour les officiers, les arrêts à domicile sont remplacés par une retenue sur le salaire.
Quand on se rend à une audience chez le général, on ne peut jamais imaginer les conséquences. Rempli de craintes, je suis donc très étonné lorsque le directeur de l'Académie aborde sans préambule menaçant le sujet pour lequel il me convoque. Très laconiquement il m'annonce que mes chefs me mettent à la disposition de l'Etat-Major principal de l'Administration militaire soviétique en Allemagne.
– Pour le moment je n'ai aucune critique à vous faire, ajoute Biazi. Il a cru bon de faire disparaître son masque habituel, inquiétant et doucereux. Ses manières sont simples et cordiales. Cependant, il me donne ses ultimes instructions:
– N'oubliez pas que n'importe où vous serez, vous resterez toujours notre homme, me dit-il en appuyant sur notre. Vous serez sous les ordres d'un autre commandement, mais à n'importe quel moment, l'Académie a le pouvoir de vous faire revenir. En cas de besoin, vous pouvez entrer en contact avec nous, sans passer par la voie hiérarchique de vos futurs chefs. C'est interdit dans l'armée, mais nous faisons exception à la règle. Notre avenir dépend de la manière dont vous allez remplir votre mission. La patrie vous fait confiance, en vous envoyant dans le secteur Je plus important de notre front d'après guerre. Le travail à Berlin est plus sérieux encore que celui qu'on a fait pendant la guerre. Camarade commandant, je vous souhaite bonne chance!
– A vos ordres camarade général, dis-je en le regardant dans les yeux et en serrant fortement sa main tendue. Un grand espoir vient de naître dans mon cœur.
*
Le soir même je vais faire mes adieux à Eugénie et à sa mère Anna Pétrovna. Les deux femmes sont revenues dans Moscou en janvier. Elles occupent un bel appartement, grâce à la carrière vertigineuse du père d'Eugénie.
Durant toute la période des examens, je n'étais pas allé voir Eugénie et m'étais borné à lui téléphoner. Je m'attendais donc à un accueil désagréable. A mon étonnement, Génia me fait une réception enthousiaste et se jette à mon cou. Anna Pétrovna hoche la tête en souriant:
– Domine-toi au moins en ma présence!
– Gricha, tu sais, papa est venu ici! Il est resté deux semaines. Regarde les cadeaux qu'il m'a apportés!
Eugénie adore son père, l'illustre général, qu'elle ne voit presque jamais. Depuis quelque temps on dépose dans l'appartement des deux femmes des caisses monumentales de "trophées" venant d'Allemagne.
A ce sujet se murmure dans Moscou une savoureuse anecdote. Un officier a expédié à sa femme comme présent, une caisse de savon. Le mari se trouvant quelque part en Allemagne n'a pas joint de lettre à son envoi. Sans réfléchir longtemps, l'épouse pratique se hâte de vendre tout ce savon au marché noir. Quelques jours plus tard, elle reçoit une lettre de son époux lui annonçant que dans chaque bloc de savon, il a dissimulé une montre en or. On ne connaît pas exactement la fin de cette histoire, mais d'autres prétendent que cette femme s'est pendue, d'autres qu'elle s'est empoisonnée...
J'entre dans le salon d'Anna Pétrovna. Au milieu de la pièce se dresse un gigantesque poste de TSF de la hauteur d'un meuble. En jetant un coup d'œil sur le nombre impressionnant de boutons et de leviers, je me demande si c'est un poste ou une station de TSF. Le général a su trouver un appareil à la hauteur de son rang!
Je tends la main vers un bouton pour faire marcher le contact, mais Anna Pétrovna pointe un doigt menaçant:
– Gricha, je vous en prie, ne le faites pas marcher, mon mari l'a sévèrement défendu!
– Pourquoi donc? Ce n'est pas à vous de redouter quelque chose!
– Non, non. Mais aussi longtemps que l'interdiction n'a pas été levée, abstenons-nous! Mon mari lui-même ne l'a pas fait marcher une seule fois!
– Alors quoi! Un mois après la fin de la guerre, un général soviétique et victorieux n'ose pas écouter la radio sans avoir demandé l'avis du Kremlin?
Anna Pétrovna commence alors à se démener.
– Gricha, connaissez-vous la nouvelle anecdote, demande-t-elle pour détourner mon attention sur un autre sujet. Et sans attendre ma réponse, elle poursuit hâtivement:
Un général se trouvant en Allemagne a envoyé à sa femme un piano à queue. Celui-ci s'étant déréglé un peu en cours de route, on fait venir un spécialiste pour l'accorder. Ce dernier fait mettre le piano en bonne place et commence son travail. Mais la femme du général n'est pas satisfaite, car elle veut que le piano soit installé au beau milieu du salon.
– On ne peut pas le mettre là, proteste l'ouvrier, car en cet endroit l'acoustique sera mauvaise.
– N'importe, s'obstine la dame, j'écrirai au général pour qu'il m'envoie l'acoustique. Mais Génia nous interrompt:
– Gricha, regarde, encore un cadeau amusant de papa: un revolver en or! Lis l'inscription:
J'ouvre le fourreau de cuir et je tiens dans la main un Walter en or. En voici l'inscription en lettres gothiques avec les deux zigzags du signe des SS: Au général des SS Andrés Von Chenau, au nom de la Grande Allemagne. Le Führer. Une arme en or donné jadis par Hitler lui-même! Rien n'est plus incertain et capricieux que la gloire humaine.
J'ai de la peine à reconnaître Génia, jadis simple et naturelle. Elle tape du pied, gesticule, court d'une pièce à l'autre en brandissant son petit revolver:
– Papa, vient d'amener encore deux autos Opel! La grande, "l'Amiral", est pour lui. Quant à l'autre, "le Capitaine", elle est maintenant à moi! Tu comprends! A moi! Sois donc demain ici, tu passeras ta matinée à m'apprendre à conduire. Répète-moi l'ordre que je viens de te donner!
Je suis étendu sur le canapé, Génia près de moi, sa tête sur mes genoux.
– Demain, je prends l'avion pour Berlin, dis-je, gêné de troubler une atmosphère aussi joyeuse.
– C'est encore une de tes plaisanteries de mauvais goût, me répond Eugénie, incrédule. Je me tais. La voix d'Eugénie devient grave:
– Depuis que je suis née, je n'ai vu mon père que de rares semaines. Nous sommes presque étrangers... C'est bien là la raison pour laquelle il me comble de présents!... Tantôt c'est la Chine, tantôt l'Espagne, tantôt... le Diable sait quoi? Et ainsi toute la vie. Regarde un peu ma mère, Gricha! toujours seule. Et maintenant c'est mon tour! Je ne veux tout de même pas passer ma vie à lire tes lettres... A moins quêta destinée ne me réserve des surprises encore plus désagréables.
Sans lever la tête, Eugénie trace sur mon front avec un doigt un signe d'interrogation.
Le soir après dîner, je m'installe dans le salon avec Anna Pétrovna. Eugénie 's'est installée dans un fauteuil avec un livre. Et sa mère me raconte comme à l'accoutumée les tristes aspects de sa vie conjugale:
– On lui a proposé une place à la direction de l'artillerie a Moscou. Eh bien, sans qu'on le lui ait demandé, il s'est fourré de nouveau dans la bagarre! On lui a déjà défoncé le crâne près de Koenigsberg, mais monsieur trouve que ce n'est pas assez. Un autre eût été satisfait d'un tel grade et d'une telle avalanche de décorations. Mais il a une nouvelle marotte: le maréchalat. Staline lui a fait miroiter cette perspective au cours de la dernière audience. Et mon Nicolas répète maintenant, comme un perroquet, les propos de Staline.
Peu de jours avant la capitulation de l'Allemagne, le père d'Eugénie avait été convoqué à Moscou. Le 10 mai 1945, il assistait avec tout le Haut Commandement Soviétique à la réception solennelle offerte par le Politburo en l'honneur de la victoire sur l'Allemagne. Et une étoile supplémentaire orna sa poitrine.
– Mais comment deviendra-t-il maréchal, puisque la guerre est terminée? Même si nous déclarons la guerre au Japon, elle sera de courte durée. Où ira-t-il chercher de nouveaux faits d'armes?
– Je n'en sais rien, soupire Anna Pétrovna. Depuis sa dernière visite au Kremlin, il ressemble à un coq. Depuis que Staline lui a promis qu'il serait maréchal, il est prêt à monter jusqu'au ciel en rampant sur le ventre pour chercher son bâton de commandement.
Que diable me dis-je, que signifie tout cela? De telles promesses sont-elles sérieuses?
Plus tard, je devais me souvenir des paroles d'Anna Pétrovna, lorsque je m'installai à la table des conférences du Conseil de contrôle interallié à Berlin. Les manœuvres sournoises des autorités soviétiques devinrent claires alors pour moi...
Telle fut ma dernière soirée à Moscou.
*
L'heure est très matinale quand le lendemain j'arrive à l'aérodrome central de Moscou. Un léger brouillard enveloppe la terre. Tout est immobile et calme. De nombreux avions de transport déploient leurs ailes vertes. Tous, des "Douglas".
Deux officiers qui seront probablement mes compagnons de route, s'approchent de moi.
– Alors, commandant, me dit l'un d'eux, tu t'apprêtes toi aussi à arpenter un peu la vieille Europe?
– Vous allez aussi à Berlin?
– Oui. Nous sommes nommés dans l'Administration Militaire mais nous ne savons pas encore ce qui nous attend?
– Moi, j'ai bien hâte de voir de quoi a l'air la grand-mère Europe! s'exclame un des deux officiers qui porte les galons de major des services médicaux. Mais c'est vexant de ne pouvoir emmener avec soi la femme et les enfants!
– Ne parle pas trop vite, rétorque l'autre sceptique, il se peut que là-bas tu sois heureux d'être venu seul!
– C'est peu probable, répond le médecin en jetant autour de lui un regard méfiant.
Plusieurs autres officiers viennent nous rejoindre.
La SVA (Administration Militaire Soviétique) dispose de plusieurs avions spéciaux qui font continuellement la navette de Moscou-Berlin et retour. Ceux qui viennent d'Allemagne semblent ramper tant ils sont chargés de matériel de première importance. Ceux qui partent de l'Union soviétique sont par contre à moitié vides. C'est le cas aujourd'hui. Notre pilote attend encore quelques instants, puis c'est le départ.
L'avion décrit un cercle au-dessus de Moscou, comme en signe d'adieu. Tu es bien petite, ma capitale! Dans les faubourgs se dressent des petites maisons campagnardes et plus loin, à perte de vue, c'est le vert sombre des prairies et des grandes forêts.
*
Le Douglas S-47 exécute son virage. En bas, aussi loin que lœil peut voir, s'étend une sorte de cimetière. Je regarde ma montre, nous devons nous trouver au-dessus de Berlin. Sous les rayons du soleil couchant, se découpent nettement les ombres dentelées des murs calcinés. Lorsque nous nous battions dans les rues de Berlin, nous ne nous rendions pas compte des gigantesques dimensions de la catastrophe. Maintenant, vue d'en haut la capitale allemande ressemble à une ville morte. On ne distingue personne dans les rues, pas même le mouvement d'une auto; seulement des boîtes de briques calcinées se dressent à perte de vue montrant les trous noirs des fenêtres absentes.
C'est dans mes lectures que j'avais connu Berlin pour la première fois. Et dans mon esprit, la capitale allemande était une ville où les trains fonctionnaient avec plus de ponctualité que les chronomètres, où les hommes eux-mêmes ressemblaient à des mécaniques de montres. Très jeune, je restais fidèle à quelques clichés: Paris vivant dans l'allégresse perpétuelle, Vienne bercée par un chant. Mais Berlin dans mon imagination restait la cité éternellement renfrognée, sans sourire...
Notre premier contact avec Berlin date de 1945. Nous sommes alors venus jusque dans la capitale allemande, en soldats. Nous n'étions plus les sous-hommes des espaces de l'Est mais les hommes de la grande Russie, porteurs de la vengeance!...
Le major des services médicaux regarde lui aussi le panorama qui s'étale à nos pieds. Son visage pensif exprime le regret. II se tourne vers moi:
– Tous ces gens-là vivaient en paix... Je me demande ce qui les a soudain piqués...
Les pensées du major sont probablement identiques aux miennes.
Nous atterrissons sur l'aéroport d'AdIerhoff. Au-dessus de l'édifice central un grand mât sans drapeau pointe tristement vers le ciel.
Au secrétariat, le lieutenant aviateur de service hurle simultanément dans trois téléphones et appelle par-dessus le marché un colonel d'artillerie dont l'épouse s'est égarée quelque part dans les airs entre Moscou et Berlin:
– Oui, oui... une bonne moitié a déjà été déchargée-l'autre moitié arrivera demain transportée sur deux Douglas... La feuille de route est avec! Il est bien difficile de se rendre compte s'il s'adresse à un interlocuteur au bout du fil ou à l'impatient colonel d'artillerie.
Une bizarre silhouette s'approche du lieutenant qui se tient à mes côtés, il porte l'uniforme de lieutenant-colonel mais ses allures timides ne ressemblent guère à celles d'un officier de carrière. Pour plus de sécurité sans doute, il a choisi parmi les assistants celui qui porte le plus petit grade. Encore à cinq pas du lieutenant, et contrairement à tous les usages, il fait le premier le salut militaire et demande un renseignement d'une voix craintive.
Tel un poisson sorti de l'eau, le lieutenant ouvre la bouche sans articuler un son. Surpris, je demande à l'officier de service:
– Qui est ce type?
– C'est un technicien des services de démontage! Ce sont des civils timorés, on les a tous déguisés en colonels et en lieutenant-colonels, bien qu'ils n'aient jamais appartenu à l'armée. Avec leurs galons, ils créent la panique parmi les soldats. Mais eux-mêmes, dès qu'ils montrent le nez quelque part, sont plus paniquards encore.
Un autre officier ajoute:
– Ne t'en fais pas, ce sont des gars inoffensifs! On les a envoyés ici pour enlever aux Allemands jusqu'à leurs caleçons. Ceux qui y sont depuis quelque temps ont déjà acquis de l'assurance. Ils ont pigé. Avec les machines démontées des usines allemandes, ils chargent même sur les avions des vaches qu'ils envoient en présent à leurs femmes. Je travaille personnellement sur la ligne aérienne Moscou-Berlin. Et j'en vois des choses!...
Notre conversation est interrompue soudain par le vrombissement d'un moteur. Nous sortons pour voir. Près du perron, une petite auto découverte frémit sur place laissant échapper de la fumée bleuâtre. Sur les ailes de la voiture, sont peints des triangles rouges. Un major soviétique court sur Pattes se tord au volant, actionnant au hasard leviers et pédales. Cet exercice fait rougir son cou de taureau.
La sirène de la voiture pousse quelques hurlements. Est-ce un appel au secours? Ou un avertissement de se tenir à l'écart du danger? Il tente de mettre la voiture en mouvement, mettant tantôt la 4" vitesse, tantôt la marche arrière, mais la voiture restant sur place. Enfin le moteur tressaille et la proie du major fait un bond pour disparaître dans un nuage de poussière et de fumée.
– Quel est ce troglodyte?
L'officier aviateur auquel je m'adresse me répond avec dédain:
– Les salopards de la Kommandantura... Ils sont charges de maintenir la propreté et l'ordre. Avant la guerre, un type comme ce major plantait des pommes de terre dans un Kolkhoze quelconque. Avec un peu de chance, il est arrivé aujourd'hui jusqu'au grade de major et c'est pourquoi il fait le pitre et met les bouchées doubles.
Nous nous mettons enfin théoriquement en rapport avec l'Etat-Major de l'Administration militaire soviétique. On nous envoie une voiture. Et dans le crépuscule d'une belle soirée d'été, nous nous dirigeons vers Karishorst, centre de notre administration. L'Etat-Major principal est installé dans les locaux d'une ancienne école de sapeurs de cette banlieue de Berlin. Il y a un mois, en ces lieux-mêmes, a été signé un des documents historiques les plus importants de notre temps.
Le 8 mai 1945, dans la salle où travaille actuellement la section du conseiller politique, le maréchal soviétique Joukov et le maréchal de l'air Tedder, représentants le Haut Commandement Allié, ont signé avec les représentants du Haut Commandement Allemand l'acte de la capitulation inconditionnelle de l'Allemagne, sur terre, sur mer et dans le sairs. C'est ici que le Feldmarschall Keitel a levé pour la dernière fois son bâton de maréchal.
Plusieurs bâtiments du style caserne se dressent asymétriquement dans une grande cour. Ils sont entourés d'une haute grille pointue. Nous sommes dans une paisible et typique ban lieue de Berlin, banlieue prolétaire de l'Est. Et nous siégeons là pour rééduquer l'Allemagne...
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