Gregory Klimov. Berliner Kreml

Le Chant Du Vainqueur

le motif bien connu d'une chanson de guerre retentit sur l'estrade. Où l'ai-je entendu pour la dernière fois? Ah oui, le sergent Pétranko, une jeune tête brûlée! Il chantait souvent cet air en s'accompagnant d'un accordéon pris à l'ennemi. C'était un bon gars. Il s'en est fallu de peu qu'il n'arrive jusqu'à Berlin. Mais un jour il a brûlé vif dans son char sur les plaines de sable du Brandebourg.

A mes côtés, se pavane dans un fauteuil le lieutenant Beliavsky. M'ayant connu à l'Académie, il ne s'est même pas intéressé à mes faits de guerre. Il m'a simplement annoncé en baissant la voix qu'il avait des places pour un concert où figuraient les meilleurs chansonniers de Moscou.

– Prépare-toi, il faut te changer les idées!

Pendant l'entr'acte nous faisons ensemble les cent pas. Une grande partie du public est composée d'officiers de toutes armes. Les quelques civils qui sont là, ainsi que les femmes fort nombreuses, ont l'air plus exténués que les militaires. Le froid, la faim, les privations des objets de première nécessité ont enlevé à ces gens le désir de sourire. Les visages sont indifférents et pâles.

Les fonctionnaires des Ministères (les Narkomatiki comme on les nomme) font groupe à part. Ils sont bien vêtus, semblent rassasiés et satisfaits d'eux-mêmes à en faire vomir. On peut en ville facilement les reconnaître, car ils portent tous des manteaux de cuir semblables, de très bonne qualité, et de couleur marron clair. Ils ont tous revêtu cette tenue, subitement, dans une même nuit.

En 1945, les Américains ont envoyé ces manteaux en même temps que des centaines de milliers d'autos et de camions. Les véhicules furent dirigés immédiatement sur les divers fronts tandis que les manteaux de cuir demeurèrent à Moscou pour devenir la tenue de gala des fonctionnaires des Ministères. Ils étaient sans doute destinés aux chauffeurs de première ligne, mais c'eût été pour eux un luxe. Il faut dire que les hommes du régime ont depuis les premières journées de la Révolution un irrésistible penchant pour les vêtements en cuir. Mais les Américains furent quelque peu surpris de rencontrer dans les rues les représentants qualifiés du régime soviétique en tenue de chauffeurs de camions.

Ayant rôdé sans but parmi ces gens exténués et ces officiers aux décorations rutilantes, nous nous approchons, Béliavski et moi, du buffet. Derrière des verres épais sont exposés les mets les plus succulents de l'époque d'avant guerre. Les prix affichés sont astronomiques. Il est affreux de voir le public s'en retourner tête basse après avoir piétiné devant ces hors-d'œuvre comme devant des objets de musée.

– Nous avons de la chance de ne pas être avec des femmes, remarque le lieutenant Beliavsky, elles auraient pu avoir la fantaisie de vouloir manger quelque chose. Pourquoi diable a-t-on exposé tout cela? Il est bien dangereux de chatouiller ainsi l'imagination.

Dans la seconde partie du programme musical, la vedette appartient au jazz d'Etat dirigé par Léonide Outessoff (artiste méritant de l'Union Soviétique). Outessoff est un chef d'orchestre des plus populaires en URSS. C'est à lui qu'incombe la tâche délicate de concilier le jazz occidental avec les exigences de l'art social défini par les hôtes du Kremlin. C'est un homme de grand talent. Il sait interpréter le jazz à sa façon. Il étonne son auditoire tantôt par un tango stakanoviste, tantôt par une blue qui confond les conceptions audacieuses des impérialistes occidentaux. Il arrive quand même à ne pas être ridicule.

Aujourd'hui, à l'aide de tambours et de saxophones, il va poser la dernière pierre sur la tombe de l'Allemagne hitlérienne.

Outessoff est un petit bonhomme gros et remuant. Il a acquis un succès durable auprès du public, du jour qu'il inventa cette chansonnette célèbre: "Ma famille est riche et prospère. Moi-même je gagne largement mes vingt mille roubles par mois. Ma fille, artiste elle aussi, se débrouille un peu de son côté. Elle touche environ cinq mille roubles. Et bien entendu, son mari qui est ingénieur soutient, lui aussi, son foyer. Il arrive à gagner six cent roubles."

Cette farce où l'inégalité des salaires en URSS et la situation privilégiée des artistes étaient mises en relief, obtenait invariablement un très vif succès. Mais cela ne dura pas longtemps. On dit même que Outessoff fut invité à maintes reprises par la NKVD. Mais le malin parvint à se tirer d'affaire.

Soudain, un grand silence plane sur la salle. On sent un certain trouble dans l'orchestre, on entend des chuchotements et du va et vient. Derière ce public, des projecteurs s'allument et des faisceaux de lumière se croisent sur l'estrade. Dans le point lumineux Outessoff se dresse seul, tenant dans ses mains un papier, des mèches de cheveux tombant sur son front en sueur. Que se passe-t-il? Outessoff a soudain abandonné son masque de mime et son visage exprime un profond enthousiasme:

– Camarades, amis...

Sa voix devient vibrante. La salle semble se recueillir:

– Un ordre du jour du commandant suprême... Le silence est encore plus grand. Mon cœur se serre. Je vois à mes côtés le lieutenant Beliavsky saisir nerveusement les bras de son fauteuil.

– Aujourd'hui, 2 mai 1945, les troupes du 1" front de l'Ukraine, sont en contact avec les troupes... poursuit le chef d'orchestre.

Je ne vois plus d'où vient la voix. Cette voix d'ailleurs est devenue la mienne. La voilà, la victoire!

Je ferme les yeux pour ne pas voir l'homme qui se dresse sur l'estrade. Mais j'entends encore:

– Aujourd'hui, après des combats acharnés, nos troupes ont pris possession de la ville de Berlin, cœur de l'Allemagne hitlérienne...

La voix d'Outessoff se casse dans un râle de triomphe. La salle se dresse comme un seul homme. Un tonnerre d'applaudissements frénétiques secoue les colonnes de marbre. Le lieutenant Beliavsky et moi-même battons des mains comme des insensés et nous nous regardons dans les yeux. C'est là un fait unique. Au cours des cérémonies officielles, lorsque les citoyens soviétiques sont obligés d'applaudir, ils préfèrent ne pas rencontrer le regard de leur voisin. Ici, pour une fois, nous n'avons à avoir ni honte, ni crainte.

Quelque part, comme venant de loin, on continue:

– En signe de la victoire de Berlin, j'ordonne aujourd'hui, 2 mai 1945, d'exécuter à 22 heures, heure moscovite, vingt salves de canon, qui partiront de deux cent vingt pièces d'artillerie, dans la ville de Moscou, ainsi que dans les villes héroïques de Stalingrad, Leningrad, et Odessa...

Nous voici sur la place de Sverdiov. Dans le ciel retentissent des salves. Une nuée d'étoiles brille au dessus de la ville victorieuse. Quelque part, à l'Ouest, à l'Occident, gît une autre ville plongée dans le silence de la mort, une autre ville géante désormais terrassée.

Maintenant, nous marchons à grands pas tous les deux seuls. •Béliavsky ne se résoud pas à troubler le recueillement. Dans mes oreilles retentissent encore les derniers mots de l'ordre du jour:

– Honneur et gloire aux héros tombés pour la liberté et pour l'indépendance de notre patrie.

On ne parle jamais en Union Soviétique des circonstances qui amenèrent la capitulation. On sait que cette cérémonie eut lieu à l'état-major de Eisenhover dans une petite maison de France, près de Reims. Le 7 mai 1945, à 14 h. 41, heure occidentale. Mais la capitulation ne fut annoncée au peuple russe par Staline que dans la nuit du 8 au 9 mai.

Le matin du 9 mai, je me réveillai au milieu d'un tremblement de terre. Et quelqu'un me secouait vigoureusement par les épaules. Dans les yeux du lieutenant Béliavsky où éclatait le triomphe, je lus tout sans avoir besoin de questionner. En m'habillant précipitamment, mes doigts se crispaient d'émotion. Lorsque nous entrâmes dans l'enceinte de l'Académie, la sentinelle nous salua avec un empressement tout particulier et son visage s'éclaira d'un sourire. Il semblait nous dire qu'il était, comme nous, dans le secret de l'événement.

L'Académie ressmblait à une ruche habitée. Les étudiants s'étaient rangés sur la grande place, groupés par Faculté, pour entendre l'ordre du jour du commandement suprême. Dans le ciel, le soleil brillait. Dans les rangs reluisaient les décorations des officiers. L'étendard rouge aux glands d'or était bercé par la brise. Le chef de l'Académie fit lecture de l'ordre de Staline, prononça ensuite quelques paroles, mais ces mots nous semblèrent médiocres. Ils exprimaient imparfaitement la majesté de l'heure.

J'avais hâte de me frayer un chemin dehors, parmi les masses populaires, là où pouvait déborder avec violence la folie de la victoire. Sans avoir pris le temps de déjeuner, je me précipitai vers le centre de Moscou en compagnie de quelques camarades. Nous nous arrêtâmes en route dans un bar, et prîmes chacun un demi de bière. Pour fêter un pareil jour on peut délier sa bourse. Il y a fort peu de temps que la bière a fait de nouveau son apparition à Moscou, mais à 16 roubles le demi! Une journée de solde d'un officier pour un demi de bière. Certains de nos camarades n'ont pas assez d'argent en poche, d'autres viennent à leur aide.

- C'était plus facile sur le front qu'à l'arrière, dit l'un de mes camarades, en jetant un poignée de sel dans la bière fade. Là-bas il y avait au moins quelque chose de potable à boire!

- Ça s'arrangera! Bientôt nous ne manquerons de rien, répond un camarade d'une voix encourageante. Tu vois bien nous avons déjà de la bière! Dans un mois ou deux, notre existence ne sera plus la même. C'est quand même bien pour quelque chose que nous avons fait la guerre.

Dans la voix de celui qui vient de parler on sent la certitude inébranlable d'un miracle tout proche. On dirait même qu'il attend un cadeau. Et si quelqu'un osait le contredire, il l'accuserait de haute trahison. De haute trahison envers qui? Il ne le sait pas trop lui-même, mais un jour pareil, le pessimisme ne peut être qu'une trahison.

Cette journée de mai est celle de l'espérance. Nous espérons quelque chose. Ce "quelque chose" est tellement grandiose et follement, douloureusement souhaitable. Nous n'osons même pas en parler à haute voix. Oui, qu'espérons-nous? Il est quand même difficile de le formuler. Sommes-nous contents de revenir peut-être à la vie d'avant-guerre? Certes non! Notre première joie est celle de la vie sauve. Et vainqueurs, nous nous tenons à un tournant. Une route inconnue et nouvelle s'ouvre devant nous. Si l'un de nous était contraint de dire ce qu'il pense, je crois qu'il répondrait tout simplement:

- Au diable tout ce qui existait avant la guerre!

Et chacun comprendrait ce que cela veut dire.

J'avais déjà vu beaucoup de fêtes et de défilés moscovites. Des colonnes de manifestants marchaient. Des curieux se pressent sur les trottoirs et les regardaient en silence. Tout cela donnait d'ailleurs mal au cœur. Les fêtes de Moscou, c'était un théâfre de singes, de grimaces joyeuses et figées, d'une gaîté factice avec dans le fond de chaque être un sentiment obsédant de fausseté et d'hypocrisie. Mais aujourd'hui rien de semblable. Comme une mer houleuse et infinie, le peuple a envahi les rues et les places de Moscou.

Nulle part la moindre trace d'une démonstration organisée. Voici un groupe de grands mutilés, couverts de décorations. Voici des jeunes filles qui courent, les bras chargés de fleurs, Des fleurs dans Moscou en 1945! choses rares, presque introuvables.

Voici la place du Komintern. Près de l'Ambassade des Etats-Unis qui se situe entre l'Hôtel Métropol et les longs bâtiments de l'Université de Moscou, la foule est aussi dense que partout ailleurs. Des fenêtres ouvertes de l'Ambassade, se penchent des femmes vêtues de robes qui ne ressemblent en rien à celles des femmes de Moscou. Les appareils photographiques claquent. La masse de l'Ambassade se détache calme et silencieuse. Les Moscovites lèvent la tête avec curiosité. Ils semblent espérer que l'Ambassadeur lui-même va apparaître sur le balcon pour leur dire quelques mots. Mais c'est en vain. Un diplomate n'est pas fait pour s'adresser au peuple.

Un officier américain en pantalon clair et en blouson vert, tente de se frayer un chemin. Si cet homme ne connaissait pas encore l'usage russe de "balancer" il a dû être fort effrayé de se sentir soudain projeté dans les airs. Il part comme un ballon vers le ciel, retombe sur les bras des Moscovites puis "balancé" de nouveau gauchement ses bras dans le vide. C'est ainsi qu'au dessus de milliers de têtes, projeté par des dizaines de bras, l'officier américain poursuit son chemin qui l'amènera en fin de compte jusqu'aux portes de l'Ambassade.

Les gens s'embrassent dans les rues. Des inconnus invitent à dîner chez eux d'autres inconnus. On mettra sur la table tout ce qu'il y a dans la maison, on n'épargnera rien. C'était bien dur mais nous avons tenu! Nous avons tenu et nous sommes victorieux. Chacun s'amuse comme il peut. Dans le Kremlin, les chefs grands et petits sablent le Champagne. Par courtoisie et par solidarité, les diplomates étrangers se versent en sou riant de la "Vodka Visitor's"... Quant aux simples mortels ils s'enivrent surtout de la joie du triomphe.

La nuit tombe. Nous nous frayons maintenant un chemin vers la Place Rouge. Bientôt ce seront les salves d'honneur. Au-dessus de cette mer humaine, qui s'agite et gronde, le Kremlin, tel un château entouré de légendes, se dresse silencieux, sombre et sans vie apparente. Le cube de granit du mausolée apparaît froid et nu. C'est sur cette plate-forme que, pendant les revues et les défilés, se montrent les chefs du régime, protégés par le mur de baïonnettes des troupes spéciales de la NKVD. Aujourd'hui la plate-forme de granit est vide. Et sont absentes aussi les baïonnettes des troupes de sécurité. Pour la première fois depuis des années, la Place Rouge appartient seulement au peuple. On se croirait revenu à des siècles en arrière, lorsque ce même peuple se massait librement sous les murs du Kremlin pour hurler sa joie ou sa colère.

Les puissants haut-parleurs, dont les formes noires se voient partout, sont silencieux! Les hôtes du Kremlin n'ont, ce soir, rien à dire.

Les remparts sont obscurs, mais on distingue sur le ciel noir les pointes fantastiques des tourelles. Tout en haut, étincellent les étoiles de rubis du Kremlin. Un jour, lorsque j'étais encore enfant, on m'expliquait que l'étoile rouge à cinq branches était le symbole du communisme, le symbole du sang versé par le prolétariat sur les cinq continents. Oui, étoiles de rubis du Kremlin, étoiles de sang, vous êtes encore là...

Soudain le sol frémit sous nos pieds. C'est la première salve, salve de la suprême victoire, les derniers moments d'une grande épopée. Et dans ma mémoire réapparaît soudain une Place Rouge qui n'était point la même.

Elle était noire et sombre, en cette matinée du 7 novembre 1941. Un linceul de neige enveloppait Moscou. Et le suaire de la mort semblait couvrir les visages des âmes des hommes. L'angoisse serrait les cœurs des habitants du Kremlin. L'ennemi était aux portes de la capitale! Mal défendu, Moscou était en train de succomber.

Dans le léger brouillard du matin, la Place Rouge semblait encore plus immense. En rangs serrés en tenue de combat, des régiments passaient devant la tombe de granit. Du haut de la plate-forme, tel un mendiant sur le parvis d'une église, un homme en capote grise tendait la main vers les guerriers. Les régiments avançaient résolus et sévères et de sa main tendue, l'homme du mausolée faisait un ultime signe de détresse aux divisions qui directement de la Place Rouge se lançaient au combat dans la banlieue de Moscou.

Dans mes oreilles retentissent encore les paroles de la chanson de marche: "Pour notre Moscou natal, pour notre capitale..." Les soldats ont tenu leur serment. Homme du mausolée, tu as donc la parole!

Le Kremlin est silencieux. Les gouttes de sang étincellent sur les étoiles des vieilles tours. Personne ne sait ce que pensent les hommes du Kremlin. Mais aujourd'hui, ils ont remporté la victoire, la main dans la main pour une fois, avec le peuple.

Le 24 mai 1945, le temps abominablement laid fait oublier le printemps. Depuis le matin une nappe grise couvre Moscou. C'est en vain que nous levons les yeux vers le ciel dans l'espoir d'une éclaircie. Dommage! Car c'est pour nous tous une grande journée de fêtes, celle de la revue militaire de la victoire. C'est le déploiement de toutes les forces qui ont su mettre à genoux l'Allemagne hitlérienne. On avait préparé la revue depuis longtemps et minutieusement.

Depuis des semaines, soldats et officiers avaient été convoqués à Moscou à titre individuel mais les intéressés ignoraient les raisons de cette convocation. Dans la capitale, les arrivants furent regroupés dans les unités de leur arme. Ces unités reçurent un équipement de parade. Et les exercices préparatoires durèrent plus d'un mois. Des Moscovites furent souvent intrigués de voir ces splendides compagnies défiler au pas de l'oie dans les rues de Moscou, alors que des combats duraient encore sur le front.

Les étudiants de notre Académie désignés pour figurer dans cette revue eurent ainsi l'occasion d'user la semelle de leurs bottes en se livrant quotidiennement à quatre heures d'exercice. Je me trouvais du nombre. On était particulièrement sévère pour nous, d'autant plus sévère qu'en temps ordinaire ces exercices étaient dans notre école fort négligés.

Hier, nous avions tous consacré de longues minutes à des essais de toilette. Ce qui provoqua l'envie de tous nos autres camarades c'est qu'on nous donna de nouvelles casquettes et les magnifiques bottes de la catégorie "A" qui ne sont, à l'accoutumée accordées qu'aux officiers des grades supérieurs. Le chef de notre économat pleurait presque en nous donnant de splendides ceinturons. En temps normal, pour les obtenir, les professeurs de notre Académie devaient se faire suppliants. Aujourd'hui, il fallait donner ces ceinturons à de simples étudiants, pour l'unique raison qu'ils allaient taper du pied pendant quelques heures sur la Place Rouge.

Quelle malchance! Il pleut à torrents. En raison du mauvais temps, les démonstrations civiles ont été annulées. Seule, la revue militaire aura lieu. Les soldats sont habitués depuis longtemps à se mouiller comme des canards.

Avant d'avoir pris la direction de la Place Rouge, nous sommes déjà trempés jusqu'aux os.

Je suis encore une fois sur la Place Rouge. La lumière du jour la rend très différente. Elle me paraît sérieuse et calme. On ne dirait pas qu'elle est l'aboutissement d'un chemin de gloire, mais le commencement d'un chemin gris, sombre même, "conduisant vers un avenir menaçant... Impression étrange.

– Tête droite! En avant marche!

Les remparts du Kremlin semblent venir à notre rencontre. Les regards se fixent sur la plate-forme du mausolée. Là se dresse la même silhouette massive que j'avais aperçue en 1941, quand l'ennemi était aux portes de la ville.

Joseph Staline, notre malheur national.

Pour honorer la victoire, il a renoncé aujourd'hui à ses vêtements habituels qui sont d'une simplicité affectée. Il se dresse comme un paon dans son étincelant uniforme de généralissime. Ce spectacle a dû faire tressaillir dans sa tombe le grand Souvarof.

Le régiment mixte du Ministère de la Défense et de la garnison de Moscou ouvre le défilé. Les premiers parmi les premiers, les meilleurs parmi les meilleurs. Après vient le régiment mixte des combattants du 1" front ukrainien. Ils furent, ceux-là, aux premiers postes des opérations, et ce sont eux qui donnèrent l'assaut à Berlin.

A la tête de chaque formation avance un général de combat en grande tenue: Uniforme gris bleu, ceinturon d'argent, bottes laquées et décorations innombrables. Ils ont bien changé, les généraux prolétaires, farouches et austères, des temps anciens...

Aux pieds du mausolée tombent l'un après l'autre les trophées pris à l'ennemi, drapeaux des divisions allemandes, étendards des Waffen SS, loques survivantes d'une gloire disparue. Les drapeaux d'Hitler s'amoncellent maintenant aux pieds des remparts du Kremlin.

D'un pas lourd avance un sergent, trapu et déjà âgé. C'est un roc et non un homme. Sur sa poitrine étincelle une vitrine de décorations. Des pesantes moustaches comme aux temps des cosaques Zaporogues. Une peau tannée par le soleil, labourée dans tous les sens par des rides. On voit à un kilomètre que c'est là un petit "oncle" de l'opulente Ukraine, venant du côté de Jitomir. Ce sont ces visages-là qui laissaient rêveur Gogol quand il écrivait son Tarass Boulba. De tels hommes je les connais. Toute sa vie, le gaillard qui défile en ce moment, a manié la faucille et le marteau, mais il a toujours frémi de rage de les voir reproduits sur fond rouge.

Aujourd'hui pourtant, il bombe fièrement sa poitrine et sur chacune de ses décorations, sont gravés ces détestables symboles.

Sur le front, je suis sûr que ce guerrier avait plus d'inquiétudes pour ses splendides moustaches de Zaporogue que pour sa vie. Durant les années de la collectivisation des terres, il les avait peut-être rasées. En tous cas, il avait dû en diminuer sensiblement le volume, afin de n'être pas pris pour un koulak. Aujourd'hui, c'est l'heure des belles promesses et des petites libertés. Oh peut porter de nouveau de longues moustaches! Cela valait certes bien la peine de faire la guerre!

J'avais déjà noté qu'au cours de la guerre, de nombreux combattants, même parmi les plus jeunes, s'étaient hâtés de laisser pousser barbes et moustaches de style ancestral. Pour les partisans, le port de la barbe était presque une affaire d'honneur. Avant la guerre, une semblable fantaisie aurait été dangereuse. Tout Russe le comprenait. La petite barbiche, c'était l'indice indéniable de tendances trotskistes. La barbe moyenne, de forme ronde, c'était l'indice de l'esprit "koulak". La longue barbe en éventail, c'était celle des prêtres. La N.K.V.D. faisait la chasse à toute une gamme de barbes et de barbiches non moins criminelles et non moins suspectes. Barbe de marchand, barbe d'évêque, barbe de général.

Avec les moustaches, les choses n'allaient guère mieux. Les petites moustaches! Symbole du "garde blanc". Les longues moustaches? Le flic de l'ancien régime. A chaque moment la moustache constituait une menace. Si bien que barbu ou moustachu pouvait craindre les geôles de la NKVD. On se rasait donc avec frénésie et plutôt deux fois qu'une.

Mais aujourd'hui ce vieux sergent ne sait plus très bien lui-même de quoi il est le plus fier: de ses décorations ou de ses moustaches? Va pour les moustaches, preuve certaine que la liberté est revenue!

Oui, bien des choses ont changé durant la guerre. Est-ce que quelqu'un aurait osé prononcer un seul mot au sujet de la Croix de Saint-Georges, récompense donnée aux plus vaillants guerriers au temps du régime impérial? Il n'était pas question même d'avoir conservé chez soi cette croix de St-Georges. Un pareil dépôt valait la peine de mort. Les chevaliers de l'ordre de St-Georges avaient enfoui cette décoration au plus profond de la terre. Et personne n'en parlait jamais.

Mais aujourd'hui en pleine Place Rouge, sous les regards de Staline s'avance le vieux sergent aux immenses moustaches, et sur sa poitrine à côté des décorations soviétiques, étincellent deux croix de Saint-Georges! Que penser?...

Même dans la Pravda, on photographie maintenant de vieux soldats avec cette distinction du régime tsariste sur la poitrine! Oserons-nous dire aujourd'hui que le régime soviétique n'a pas évolué? Et ne nous sera-t-il pas permis de croire que demain les Kolkhoses seront abolis? Si vous êtes sceptique dans votre espérance on finira par vous dire que vous êtes des agents fascistes ou des imbéciles. D'ailleurs, n'entendez-vous pas les cloches des églises sonner à toute volée?

Vers la fin de la guerre, la liberté du culte a été proclamée. On a installé à Moscou un séminaire et un comité gouvernemental spécial pour les affaires religieuses, sous la direction du camarade Karkov. A l'ouverture du concile de Moscou étaient présents comme hôtes d'honneur des généraux de l'URSS et des membres du corps diplomatique.

Je contemple tout cela avec une vive curiosité car, de ma vie, je n'avais vu encore un si singulier spectacle. Les églises sont pleines et la jeunesse elle-même les fréquente. Les mariages à l'église sont redevenus à la mode, surtout dans les campagnes. Je me rends parfaitement compte que tout ce spectacle n'est pas une mise en scène. Certains de mes camarades m'ont dit: "C'est étonnant! Ils n'ont pas réussi à extirper la religion de l'âme populaire".

Moi-même, j'ai eu à plusieurs reprises la tentation d'entrer dans une église. Je ne saurais dire pourquoi... Mais étudiant de l'Académie du Kremlin, je suis averti sur bien des choses et je n'ai nullement envie d'être convoqué chez le général commandant l'Académie. Or, si j'étais entré dans une église, il se serait automatiquement produit l'événement suivant:

Avec un sourire courtois et ironique, il m'aurait tendu ma photo prise à l'intérieur de l'église et m'aurait dit:

– Bravo, capitaine! Vous êtes vraiment très ressemblant, personne ne s'y méprendra. Mais vous avez oublié sans doute que les officiers attachés à notre institution n'ont, en aucun cas, le droit de se faire photographier ailleurs que dans l'atelier spécial de l'Académie. Prenez cette photo à titre de souvenir et ne vous livrez plus désormais à de pareils enfantillages. Cette fois-ci je me charge d'arranger l'affaire...

Maintenant, les cloches qui ont survécu par miracle à l'époque des grandes persécutions, sonnent à nouveau dans le ciel de Moscou. On sort de leur naphtaline des prêtres et des évê-ques. Le menu peuple en est tout ahuri. Aurait-on collé par hasard à des civils, fausses barbes et soutanes? Certains prêtres sont convoqués en hâte des camps de concentration du Grand Nord. Ces hommes qui portent encore la trace des menottes sont menés, presque directement de la gare aux autels pour dire la messe... Les habitants écoutent les carillons des cloches avec une joie manifeste. Mais ils se rendent parfaitement compte que beaucoup de ces prêtres sont contraints d'entretenir une étroite amitié avec les hommes de la NKVD.

Si Lénine aujourd'hui avait pu sortir de sa tombe et jeter un regard sur la Place Rouge, il aurait été certainement horrifié d'assister à un spectacle aussi réactionnaire, et si opposé à tous les principes de la Révolution d'octobre.

Où allons-nous, camarades prolétaires?

D'après le dernier Oukaze du Soviet Suprême de l'URSS les officiers bénéficieront d'une pension lors de leur retraite. Ils auront le droit de garder l'uniforme, avec un grade supplémentaire. Les généraux en retraite recevront d'office un petit domaine et une subvention de l'Etat pour se faire construire une demeure! Les voilà donc tous embourgeoisés, les seigneurs du socialisme! Néanmoins, un détail important les différencie de la noblesse d'autrefois: Un grand nombre de généraux soviétiques terminent leur carrière avant terme, dans les murs de la NKVD...

Sur la Place Rouge, se poursuit le grand défilé de l'armée. Et ce défilé me rappelle l'univers d'illusions dans lequel j'ai vécu avant la guerre. Je connaissais mon pays surtout d'après les statistiques et les images des journaux. La Russie était à mes yeux un conglomérat d'éléments étrangers. Communisme, socialisme, prolétariat...

Je voyais dans les journaux des chiffres grandioses, des slogans éloquents, des reportages sur les usines géantes, des photos de tracteurs et de gratte-ciel en construction. Dans les réalités, j'acceptais avec tous mes compatriotes les difficultés quotidiennes et j'étais parfois le témoin de grandes cruautés. Mais j'expliquais tout cela par les impérieuses exigences de la construction d'un monde nouveau.

Durant les années de guerre, mes yeux se sont ouverts. C'est dans les souffrances et dans le sang, que l'homme retrouve sa lucidité. C'est aussi dans les souffrances et dans le sang que les hommes apprennent sans doute à mieux se connaître. Dans les secteurs du front, j'avais rencontré des hommes d'âge mûr qui n'avaient jusqu'alors jamais vu un chemin de fer. Mais ces habitants des grandes forêts ne reculaient pas d'un pouce devant les chars allemands.

J'avais aussi rencontré des soldats qui me racontaient très simplement comment étaient, dans leur lointaine province, les oiseaux, les arbres, les fruits, les plantes, et qui d'un geste de dépit à l'adresse de l'interrupteur intempestif, tiraient au milieu de leur phrase sur les piqueurs ennemis. Chacun d'eux témoignait de la même chose qui nous était connue, le rôle inaltérable de l'individu tel qu'il s'était formé à travers les siècles, de l'individu qui aime avant tout son style traditionnel de vie, son peuple et son pays. Ce que je voyais autour de moi, ce n'était point un désir de revenir en arrière, mais plus simplement la volonté d'élargir l'horizon, c'est-à-dire de se libérer ou d'échapper le plus possible à l'emprise et au vacarme de la propagande officielle.

Ces hommes défilent aujourd'hui devant les remparts du Kremlin.

De toutes armes et de tous âges, ils sont des dizaines de milliers qui poussent un triple hourrah devant le corps de . l'adversaire terrassé. C'est le vainqueur qui lance dans l'immensité du ciel son chant de lutte.

Avec un de mes camarades je regagne mon domicile. La cohue dans le métro est indescriptible. En U.R.S.S., le métro est une des très rares entreprises où le personnel employé doit avoir de réelles qualités esthétiques. Toutes les jeunes filles du métro moscovite sont robustes et jolies.

Voici un homme qui essaie de pénétrer dans un wagon déjà plein à craquer. La moitié de son corps est engagé à l'intérieur, mais coincé par la porte à la fermeture automatique. Une robuste beauté coiffée d'une casquette rouge de contrôleur accourt. Elle sait qu'il est impossible de faire descendre l'homme qui, le buste plongé en avant, s'accroche comme une écrevisse. Notre amazone s'appuie sur les deux côtés de la porte, applique son genou sur le dos du bonhomme et sans tenir compte de ses vociférations, le pousse à l'intérieur.

– Ça, c'est une véritable femme, s'exclame avec admiration mon compagnon.

Après un certain parcours, les passagers deviennent moins nombreux. Mon camarade et moi pouvons nous asseoir. Juste en face de nous se trouve une femme d'âge moyen; elle porte une canadienne de modèle militaire. De toute évidence, c'est une femme-soldat qui arrive directement du front. Accablée de fatigue, elle a fermé ses yeux et s'endort doucement au rythme des roues. Comme il est de mode et surtout de règle, la canadienne qu'elle porte est vide d'épaulettes et de galons.

A l'arrêt suivant un lieutenant saute dans le wagon; il jette à droite et à gauche un regard de chef. Son uniforme bien coupé atteste que le gaillard appartient à la Kommandantura. Personne n'est debout dans le wagon, mais il n'y a pas de siège libre. Le lieutenant jette un regard attentif sur les galons de tous ceux qui sont assis. Car un ordre sévère est en vigueur à Moscou: le plus jeune en grade doit céder sa place. Les yeux de l'officier se fixent sur la vieille femme endormie, enveloppée dans sa canadienne de soldat. S'approchant d'elle, il hurle:

"Debout!" Arrachée brusquement à sa somnolence, la femme ouvre les yeux et comme tout militaire habitué à son métier, se dresse machinalement sur ses jambes. Le lieutenant la pousse et sans daigner en dire davantage, prend sa place sur la banquette. Sa victime demeure perplexe quelques secondes, le temps de réaliser. Revenant enfin à elle, elle enlève de ses épaules sa canadienne. Le lieutenant jette un regard dédaigneux.

Mais soudain son visage se crispe de frayeur. Droit devant lui, brillent les galons de lieutenant-colonel. Et la poitrine de cette femme est abondamment décorée. Le visage de cette dernière est devenu glacial et autoritaire. D'une voix sévère elle ordonne: "Debout;" Le lieutenant saute de son siège comme un diable d'une tabatière, portant la main à son képi. "Assis!" Et le lieutenant rouge de honte s'affaisse sur la banquette. "Debout! Assis! Debout! Assis!" Pendant que retentissent ces ordres, le silence est devenu général. Et après s'être ainsi vengée, la femme lieutenant-colonel finit par congédier le malheureux blanc-bec.

– Veux-tu que nous nous occupions de lui, me propose mon camarade?

– Ce n'est pas la peine, il a son compte.

En effet, tel un chien battu, il est ailé se loger dans l'extrémité opposée du wagon et tournant le dos au public, il fixe attentivement la fenêtre dans l'attente impatiente de la station où il doit descendre.


Chapitre suivant
Aller au CONTENU